Danielle LONDEI, Laura SANTONE
Introduction
Danielle Londei
Alma Mater Università di Bologna
danielle.digaetano@unibo.it
Laura Santone
Università Roma Tre
laura.santone@uniroma3.it
Ce numéro spécial de la revue “Repères-Dorif” a pris son élan à partir d’une table ronde en ligne organisée par l’IGER (Institut Gramsci Emilia-Romagna) qui avait comme thématique « Oralità/Scrittura/Digitale – La transformazione dei processi communicativi »[1], qui s’est tenue le 19 décembre 2020, en pleine période de confinement, due à la pandémie Covid 19. Les intervenants étaient deux anthropologues (Matilde Callari Galli et Vincenzo Matera) et une philosophe de la communication (Giovanna Cosenza).
Cette trilogie thématique, par son titre même, nous a semblé matière intéressant pleinement les linguistes, mais également des chercheurs d’autres disciplines, tout autant que des créateurs. D’où cette tentative d’impliquer successivement plusieurs acteurs et leur demander – comme dans une suite idéale à la rencontre initiale – d’intervenir brièvement, d’interagir de leur point de vue, dans ce vaste champ qui s’offrait à être parcouru et que ce numéro ne prétend certes pas épuiser.
Nous ressentions l’exigence de comprendre et de rencontrer des spécialistes capables d’expliquer cette aventure humaine en relation avec ce que la thématique sous-tendait, en évitant les raccourcis faciles et les hypothèses improbables. C’est donc cette envie, ce désir d’appréhender par ce biais notre époque qui nous ont conduites à réfléchir sur les points forts qui nous interrogeaient, sans créer de hiérarchie entre les disciplines afin de permettre une confrontation, un dialogue implicite, entre les disciplines sollicitées. Nous étions soutenues par la conviction qu’il fallait mettre autour d’une table virtuelle des acteurs multiples, appartenant à des spécialités disciplinaires différentes, car il était évident, dans le domaine des savoirs, que la pluridisciplinarité était nécessaire pour explorer des champs de recherche communs mais souvent étanches entre eux : il n’y a pas d’histoire sans biologie, il n’y a pas de mathématiques sans philosophie, il n’y a pas d’anthropologie sans génétique et l’on pourrait poursuivre sur des pages entières les listes qui illustrent ces connexions.
Nous parions que la soif de connaissance de notre époque pouvait être mieux satisfaite grâce à une offre composite de références pluridisciplinaires capables de dépasser, dans une phase exploratoire, les divisions par compartiments cloisonnés qui caractérisent, dans nos secteurs du moins, les mondes universitaires italien et français, et par conséquent, de manière générale, une bonne partie des formes de communication internes. Personne ne peut être spécialiste de tout le savoir, et c’est justement pour alimenter cette soif de connaissance que nous avons imaginé ce numéro pluridisciplinaire et multimédia, qui contribuera, nous l’espérons, à abattre les barrières subrepticement élevées entre les différents types de savoirs et qui, à l’avenir, devrait tenir compte de la nécessité d’interaction et d’interdépendance existantes. Peut-on s’éloigner des routes habituellement parcourues, aller vers l’inconnu, s’en remettre au hasard ? Dans l’attente de saisir ces autres réalités, il nous reste toujours l’imagination, disait Wilbur Smith. Ajoutons l’option du risque.
On parle en général de risques (industriels, techniques, sociaux…) avec une connotation négative et passive, alors que cette notion devrait être celle d’un danger assumé et volontairement affronté. Ainsi, nous avons voulu explorer les ressorts de l’imaginaire et des représentations du monde chez quelques créateurs, de même que les optiques des experts sollicités à partir de leur domaine de référence. Nous avons essayé de dégager quelques présupposés qui sous-tendent l’idée même de risque, qui, dans notre cas, pouvait être celui de l’éparpillement des approches, d’une fragmentation des perspectives – scientifiques, anthropologiques, artistiques. Nous avons opté d’en faire notre ligne de force. Le but était d’apporter à la réflexion commune des points de vue qui allaient se confronter aux thématiques lancées par nos trois experts de départ.
Du point de vue formel, l’option multimédia est souvent objet de polémiques. Alors que certains parlent à son propos d’une révolution comparable à celle opérée par l’imprimerie, d’autres dénoncent une simple imposture consumériste. Entre ces deux partis, les spécialistes de différentes disciplines – sciences de la communication, de l’information – sont partisans d’un certain relativisme et tentent d’analyser les enjeux philosophiques et sociaux de ces nouveaux supports technologiques.
Etant donné la complexité ou au contraire l’aspect réducteur des débats, il n’a pas été facile pour le projet de ce numéro de revue de mesurer et d’évaluer l’enjeu que pouvait représenter le choix du multimédia dans ce contexte de réflexion plurielle. Nous nous sommes persuadées que le développement que nous avons proposé n’était pas à considérer comme une simple avancée technologique comparable à beaucoup d’autres. De par la nouveauté des supports et surtout les modes de communication qu’il permet, le multimédia occupe aujourd’hui une place centrale dans nos rapports à l’information, aux savoirs, aux multiples formes culturelles et artistiques, mais aussi aux autres.
Une fois cela posé, il convient d’examiner la place que le multimédia peut occuper et les rôles qu’il peut jouer dans le contexte ici considéré, de mesurer les potentialités et les limites des supports multimédias en termes de communication et d’interaction entre disciplines et entre interlocuteurs.[2]
Sous les effets de phénomènes de mode largement encouragés par les milieux économiques, on a trop souvent tendance à laisser une technologie effacer les précédentes, parée qu’elle est de tous les prétendus avantages de la nouveauté, qu’il faut examiner pour en saisir pleinement l’intérêt dominant.
Il convient de rappeler que l’on appelle « multimédia » une œuvre, un ouvrage qui comporte sur un même support – ici la revue en ligne Repères-Do.Ri.f – plusieurs éléments : texte, son, images fixes ou animées… et dont la structure et l’accès sont régis par un logiciel permettant l’interactivité.
Aujourd’hui plus que jamais, la possibilité d’avoir recours à différents médias permet de mieux travailler en fonction de ses spécificités technologiques. Aujourd’hui comme hier, la variété médiatique est perçue comme étant susceptible de favoriser la variété des modes d’expression.
Pour ce qui concerne notre première tentative éditoriale dans cette direction, nous avons conscience de sa partielle « immaturité » par rapport aux disponibilités technologiques disponibles. Mais, il faut bien commencer à l’expérimenter dans notre champ où la scientificité est encore perçue essentiellement sur le support écrit. Ainsi, nous avons opté pour des interventions brèves, orales ou écrites, et en fait, nous avons en partie, volontairement, renversé le processus : texte écrit bref qui mimait une intervention orale, ou bien, contribution orale suivie d’un texte écrit explicatif, ou encore une vidéo d’artiste suivie d’un texte théorico-méthodologique de l’auteur… Notre intention conductrice était de créer une dynamique formelle de la thématique traitée, dans le but d’offrir au récepteur un ensemble d’échanges virtuels et considérer en quoi ces approches modifiaient ou pas la perception des résultats obtenus.
De cette première tentative, il serait hardi d’en tirer des conclusions, contentons-nous de la considérer comme un coup d’essai.
Bien évidemment, nous n’avons pas la prétention de répondre à toutes les interrogations posées, à la complexité des visions et des approches possibles, mais, plus modestement, nous avons voulu proposer quelques éclairages, quelques flashs, qui pouvaient être objet d’intérêt pour le lecteur, l’inviter à sortir des lieux habituellement fréquentés dans ses recherches, lui offrir d’aller voir ailleurs pour revenir, enrichi, sur son propre sentier.
Il nous faut ici remercier les intervenants qui ont joué le jeu, qui ont accepté de courir le risque d’offrir à la discussion leur point de vue sur ces vastes questions qui sont à la base d’un aspect culturel central de nos vies professionnelles et existentielles.
Charles Baudelaire a écrit qu’« un éclectique est un navire qui voudrait marcher avec quatre vents » (Curiosités esthétiques). Nous assumons cette vision utopique car l’éclectisme correspond à une curiosité profonde qui nous pousse à résister au mirage de l’uniformité face à la complexité des problématiques affrontées, même au risque de quelques embardées. Mais renouer – ne serait-ce que provisoirement – avec l’éparpillement, la pluralité, la fragmentation et l’émiettement qui caractérisent notre temps, c’est renoncer à se résigner, à se rétrécir.
Einstein disait que le progrès de la science advient sur les confins. Il entendait qu’il était avantageux pour un chercheur se tenir en contact avec d’autres savoirs, car il était convaincu que l’on ne résout pas un problème avec la même mécanique que celle qui l’a créé.
Ainsi, nous pourrions avancer que le thème proposé est un thème porteur. Qu’entendons-nous par « Oralité/Ecriture/Digital »? Nous considérons que cette trilogie est vouée à un certain développement, qu’elle est censée se faire un vecteur potentiel d’idées, qu’elle offre l’occasion de dépasser la simple logique et qu’elle peut permettre de découvrir des sources nouvelles d’efficacité, d’approfondissement qui se projettent sur le monde vers une volonté de réalisation sur le rapport théorie-pratique. Comme nous le rappelle Marcel Jousse (1974), à travers les millénaires, l’expression humaine, partant des interactions qui se jouent dans le cosmos, a envahi et informé l’homme, l’anthropos, par le jeu multiforme de l’univers qui l’entoure. L’homme-anthropos a ensuite projeté les informations et les connaissances assimilées en « signes » de communication : d’abord par des gestes globaux engageant tout son corps, puis par des gestes oraux, jusqu’à arriver aux gestes « graphiques », c’est-à-dire l’écriture, qui lui permet de modeler sa pensée.
Dans ce projet éditorial, nous voudrions nous rapprocher de l’efficacité chinoise (cf. François Jullien, Entrer dans une pensée ou des possibles de l’esprit, 2012) qui enseigne à laisser advenir l’effet : non pas le cibler mais l’impliquer, non pas le rechercher mais l’accueillir, le laisser s’imposer dans le réel, approche que l’on pourrait nommer stratégique. L’invitation au lecteur est d’opérer un certain déplacement par rapport à la norme (celle des habitudes de penser), remettre en mouvement la pensée, la dégager, pour commencer à percevoir que cette fixation de la pensée nous empêche de penser autrement.
Pour mettre en acte ce décalage, il faut opérer une refonte de la langue et de ses présupposés théoriques, l’ouvrir à d’autres intelligibilités, la conduire vers d’autres sources-ressources qui sont fournies par la multiplicité des intervenants, par l’éclectisme que ce parcours met en acte en offrant d’autres paysages mentaux. Ainsi, pour les anciens maîtres orientaux de stratégie, on tire le résultat voulu à partir du potentiel inhérent à la situation qui se crée et non pas d’un plan élaboré abstraitement sur lequel tenter d’uniformiser des pratiques à partir de la lecture des contextes considérés, non plus de la séparation des moyens et des objectifs, du sinueux effort de le modifier. Cela nous conduit à devoir repenser les fondements cachés de notre dimension culturelle, à rechercher une logique au fonctionnement de ce jeu de découverte, de construction, mêlant le fond et la forme et à réfléchir sur la façon dont nos pensées se forment, se transforment face à l’évolution technologique dans notre vécu.
Tel était notre propos réflexif de départ.
Quant à la thématique proposée par les acteurs de la table ronde en ligne, il est certain qu’elle pouvait être abordée de nombreuses manières, et les interventions qui suivent en fournissent un échantillonnage limité, mais nous l’espérons convaincant.
Notre contribution se limitera à illustrer un point de vue de l’évolution historique des notions contenues dans le titre de ce numéro, soit « Les processus de communication : oralité, écriture, digital », entendu comme l’apport né des « révolutions techniques » dans le temps, en ajoutant l’adjectif connotatif « inaperçues », donc « révolutions techniques inaperçues ».
Dans un article récent du supplément « Lettura » du Corriere della sera (15 novembre 2020), le journaliste-critique télévisé Aldo Grasso proposait un parcours historique qui décrivait des faits qui se sont répétés à plusieurs reprises dans l’histoire de la communication et dont, de manière générale, nous n’avons pas immédiatement perçu l’importance, l’impact : ainsi, l’invention de l’imprimerie fut une « révolution inaperçue » à son époque ; elle détermina le passage d’une époque à une autre. Il en est de même pour la grande révolution technologique et anthropologique que l’humanité toute entière traverse aujourd’hui, avec le passage vers le numérique : au quotidien, nous n’avons pas pleinement appréhendé les conséquences du smartphone, nous avons été fascinés, absorbés par les infinies possibilités offertes par l’Internet, par les moteurs de recherche et surtout, au niveau communicatif, par les réseaux sociaux où chacun a pu s’exprimer librement. Mais nous n’avons pas bien pris conscience de certains aspects que cette révolution provoquait (la crise de l’édition, de la presse écrite sur papier, l’usage parfois pervers d’Internet, le cauchemar représenté par les émissions de téléréalité…), lesquels se sont imposés sans possibilités de s’en détourner. Lorsque tout était déjà advenu, nous avons découvert que des métamorphoses avaient eu lieu, que des bouleversements radicaux avaient modifié les systèmes institutionnels, économiques et sociaux. Au-delà, cette révolution numérique a modifié les formes symboliques des relations et des modalités d’utilisation qui nous avaient déjà investis depuis la diffusion de la télévision dans les foyers.
Ainsi, comme l’illustre l’historienne américaine Elisabeth L. Eisenstein, dans son célèbre essai, La révolution de l’imprimé dans l’Europe des premiers temps modernes (1991 [1979]) , les sociétés ont connu dans ces domaines des révolutions inaperçues, car elles ne se sont pas manifestées en tant que telles, elles ont occupé subrepticement nos vies et se sont glissées dans notre quotidien, confirmant ainsi le célèbre aphorisme de Francis Bacon sur les trois inventions qui ont changé la face du monde, parmi lesquelles l’art de l’imprimerie. Pourquoi justement l’imprimerie ? Revenons en arrière : au départ ce processus n’a concerné qu’un petit nombre de « professionnels » qui ont accueilli cette technique nouvelle comme une sorte de prodige qui transformait le livre-objet rare et précieux, existant sous forme manuscrite, en un produit que l’on pouvait facilement multiplier, à des coûts relativement abordables pour un plus grand nombre. Pour cette raison, successivement, l’imprimerie fut considérée comme un des passages les plus significatifs de la fin du Moyen Âge vers l’époque Moderne.
Comme cela a été amplement remarqué, la lecture était un exercice mental intériorisé, individuel la plupart du temps : dans les monastères, la lecture se réalisait en prononçant à voix basse les mots écrits dans les manuscrits pour être recopiés. L’affirmation progressive de ce type de lecture augmenta considérablement lors des lectures publiques à haute voix, au fur et à mesure que la diffusion de l’alphabet avançait en même temps que la multiplication des livres imprimés. Mais du fait que les lecteurs professionnels étaient peu nombreux, le livre manuscrit et le livre imprimé ont cohabité assez longuement. Le passage de l’un à l’autre s’est accompli à l’enseigne de la continuité et non de la rupture. Ce fut donc pour l’histoire de l’humanité une grande révolution inaperçue.
Par ailleurs, Marshall Mc Luhan, dans son ouvrage La galaxie Gutenberg (1962), expliquera l’évolution de l’homme typographique et analysera l’interaction entre l’homme et son milieu, dans lequel tout médium inventé par le génie humain constitue une extension de son corps ou d’une de ses facultés spécifiques : la parole étend la pensée, la roue le pied, l’habit la peau, jusqu’à l’extension des technologies communicatives, dont le livre imprimé deviendra le vecteur principal du changement social et intellectuel des siècles successifs à son invention. De même, l’avènement de la télévision a permis de vivre un événement qui pouvait se dérouler à des milliers de kilomètres et d’y participer « en direct » : c’était le monde qui pénétrait chez soi – de l’information au passe-temps partagés collectivement. On ne manque pas de souligner aujourd’hui, comment et combien le rôle des médias a contribué, de manière substantielle, au processus de modernisation sociétal : par exemple, en Italie, leur contribution à l’unification linguistique et culturelle autour d’un projet pédagogique national de la part du service public, grâce surtout à la télévision, est désormais reconnue. Cette capacité d’agréger et d’articuler le domaine public et privé fut intuitivement et précocement perçue par Mc Luhan dans son livre Pour comprendre les médias (1964) et confirmée par Joshua Meyrowitz dans son essai Outre le sens du lieu (1987). Ainsi la capacité du médium de synchroniser les rythmes d’une vie ou de plusieurs communautés fut définitivement focalisée. Remarquons aussi que quelques penseurs de l’École de Francfort avaient bien saisi la portée des médias (radio, télévision, instruments de reproduction), mais ils en avaient surtout retenu les éléments négatifs, comme la standardisation, la répétition, soit la domination de la production sérielle, sur le modèle « fordiste », qui aurait conduit vers une uni-direction des processus communicatifs et vers la perte du sens critique.
Dans cette optique, la révolution négative des nouveaux médias semblait échapper à la possibilité d’intervention et allait s’imposer car sa pénétration dans nos vies était perçue comme « vivre une expérience d’ouverture sur le monde de grande valeur ».
De nos jours, Internet est à considérer comme une énième révolution inaperçue, subie, et rappelons-le comme un merveilleux gadget. Le monde de la communication de notre millénaire est encore au centre d’un profond et vertigineux changement : on n’utilise plus le téléphone comme par le passé, la presse sur papier est en train de muter de peau et de contenus, la télévision ne répond plus aux mêmes canons, et même l’ordinateur n’est plus digité comme nous avions appris à le faire à ses débuts, il a multiplié et diversifié ses emplois, tant dans sa dimension fonctionnelle que culturelle.
Le moteur de cette évolution pourrait tenir dans un terme, à savoir le phénomène de convergence. Techniquement, la convergence est l’union de plusieurs instruments de communication. Cette fusion a été rendue possible grâce à la technologie : le passage de l’analogique au numérique, a été encore une fois considéré comme une véritable révolution car chaque médium n’est plus destiné à activer une seule prestation, mais il est en mesure de diffuser plusieurs contenus (photographie, radio, conversation téléphonique, télévision, musique, film…) et donc, plusieurs sens simultanément. Convergence signifie surtout que le futur de la communication ira au-delà de la seule communication et qu’elle engagera probablement des catégories anthropologiques. Convergence devient la voie/voix du multiple, de l’indiscernable, de l’hybride : grâce aux facilités de déplacement, aux flux migratoires, à la globalisation, le monde entier converge, se mélange, tend vers un métissage réel, autant que virtuel.
Si l’on considère l’importance et l’omniprésence des moyens de communication dans la société contemporaine et si l’on conçoit que les médias ne sont pas seulement de simples prothèses, comme en avait eu l’intuition McLuhan, mais plutôt des environnements dans lesquels nous sommes absorbés, la mutation en cours devient totalement culturelle. Elle concerne la « culture » au sens le plus anthropologique du mot : un patrimoine de connaissances, de nouvelles conventions sociales, à l’intérieur duquel convergent notre être social, notre identité individuelle et collective, et probablement d’inédites expressions de civilisation à découvrir et qui se sont encore peu révélées.
Sous la puissante poussée du numérique, de nos jours, nous faisons avec les nouveaux médias des choses impensables naguère. L’acte le plus remarquable étant – au-delà des qualités et/ou des défauts des communautés virtuelles et des narcissismes personnels – que nous sommes en train d’adhérer à une « citoyenneté numérique » qui comporte l’illusion de dompter le web, mais surtout, nous assistons à la préoccupation qui se propage de la part des utilisateurs que nous sommes toujours plus assujettis aux algorithmes qui visent à influencer et à déterminer nos comportements individuels et collectifs. Mais plus grave encore, ne sommes-nous pas en train d’échanger le réel contre le virtuel ? L’anthropologue-écrivain Amitav Gosh remarquait qu’Internet a créé une accélération de notre perception du monde et a fini par affirmer, sans crier gare, que nous vivons souvent dans un monde virtuel. Quand, en 2016, il a interviewé des jeunes Bangladais, Pakistanais et Égyptiens débarqués dans les centres d’accueil italiens et leur a demandé pourquoi ils avaient affronté de tels risques, il a compris qu’à cause de l’usage des portables et d’Internet, ces jeunes garçons se voyaient vivre comme des habitants d’un monde virtuel. Il en a déduit que désormais la technologie était pourvue d’un don d’ubiquité inéluctable et qu’elle a répandu dans le monde entier la sensation de vivre dans une réalité virtuelle.
Ainsi, comme nous prévenait Elisabeth Eisenstein, à propos des révolutions qui nous traversent sur la pointe des pieds, il faut prendre en compte les effets produits par une transformation cruciale, que nous la reconnaissions ou pas. Que l’on songe, à titre d’exemple, au mot et à l’acte de « distanciation sociale » en temps de pandémie, soit un ensemble de comportements et de valeurs, totalement opposé à la conception de proxémie sociale qui a gouverné l’entière modernité… et bien, nous vivons une prise de distance collective exactement à l’opposé de l’attitude jusqu’ici contresignée par les règles de cohabitation sociale. Cette attitude séculaire a été substituée grâce à l’existence du Réseau. Ne sommes-nous pas, encore une fois, face à une révolution « inaperçue » ?
Dans le domaine des langages, les cataclysmes sont rares. Il est assez exceptionnel qu’une modalité de communication connaisse le destin des Atlantes qui disparurent à jamais lorsque le continent mythique fut englouti dans les fonds marins. En règle générale, la fin d’un code est moins soudain que progressif, et peut se révéler d’autant plus décisif qu’il passe inaperçu. Ainsi, pour les linguistes qui souhaiteraient dater avec précision la mort des langues, ils hésitent à se prononcer sur leur naissance ; pourtant, s’il est possible de marquer avec certitude le moment auquel une langue touche à son terme, on devrait pouvoir aussi identifier celui auquel elle commence. C’est parce que les événements marquants sont peu nombreux dans l’histoire des langues, tout autant que le passage d’une modalité à une autre, et qu’en définitive, ces moments semblent relever davantage de la métamorphose que d’un fait de disparition proprement dit. Au final, « une langue qui meurt » est une langue qui se transforme en une autre et la durée de ce changement s’étend, en général, sur une longue période. Il s’agit plutôt d’un seuil qui marque le passage d’un système dominant vers un autre, sans pour autant que le précédent disparaisse. Il est plutôt assimilé et prend une forme nouvelle.
De nos jours, il nous faut défendre une conception du savoir qui ne fait pas une distinction nette entre science, technologie et littérature, mais attribue à toutes ces connaissances une égale dignité historique. Elle n’existe pas lorsqu’on recherche des absolus. Tandis qu’il existe des découvertes, des illuminations, des interprétations qui composent des positions provisoires, plus ou moins durables, jamais éternelles, mais plutôt ouvertes à de nouvelles configurations, selon l’élargissement des points de vue. Avançons le principe qu’il n’existe aucune différence ontologique ou axiologique entre une racine verbale ou un atome de la matière. L’une et l’autre nous offrent des paramètres à l’observation et à la compréhension, et ils participent à la construction des discours généraux qu’improprement nous considérons comme des disciplines ou des secteurs indépendants. Le savoir n’a pas de secteur : le savoir est seulement lecture des signes, quels qu’ils soient – pièces textuelles, résidus physiques ou simples simulations des données de la réalité.
Reste le problème de l’application de ce que nous connaissons, le problème de la technologie. Certes, la technologie sert. Sans elle nos vies auraient une extension plus courte, et seraient plus inconfortables. Toutefois, la technologie n’est qu’une infinitésimale partie de la recherche scientifique, qui n’a d’autre but qu’elle-même, soit la lecture des signes.
En d’autres termes, pour comprendre l’intelligence, il faut devenir « intelligent » : apprendre par cœur, savoir analyser et synthétiser, pouvoir reconnaître les indices, procéder comme dans une enquête policière ou, comme s’il s’agissait d’une expérience magique, s’étonner, admirer. On s’approche du problème le plus important qui concerne la pensée humaine : comment fabriquons-nous les significations ? Et la réponse partielle est que cela dépend toujours de la coopération de nombreux éléments.
Bref, nous devons être vigilants et faire en sorte que cette révolution en cours, subie et même voulue, ne passe pas au-dessus de nos têtes ou pire dans nos têtes, sans que nous en soyons tout à fait conscients.
Références bibliographiques
EISENSTEIN Elizabeth L., La rivoluzione invertita. La stampa come fattore di cambiamento, Il Mulino 1986 [1979]
EISENSTEIN Elizabeth L., La révolution de l’imprimé dans l’Europe des temps modernes, Paris, La Découverte, 1991
JULLIEN François, Entrer dans une pensée ou les possibles de l’esprit, Paris, Gallimard, 2012
Mc LUHAN Marshall, La Galaxie Gutenberg. La génèse de l’homme typographique, Paris, Gallimard 1962
Mc LUHAN Marshall, Pour comprendre les médias : les prolongements technologiques de l’information et de la communication, Paris, Points-Essais, 1964
MEYROWITZ Joshua, No Sense of Place, Oxford, Oxford University Press, 1985
[1] http://www.iger.org/evento/oralita-scrittura-digitale-la-trasformazione-dei-processi-comunicativi/
http://www.iger.org/2021/10/05/abstract/
[2] Ce numéro veut etre un pont qui se relie idéalement à la question de l’enseignement distanciel, fortement expérimenté durant le confinement pandémique et dont notre Association Do.Ri.f Università s’est faite promotrice lors d’une formation d’enseignants et d’une publication prochaine (“Ateliers didactiques et recherches”) en collaboration avec la Fédération des Alliances Françaises en Italie.
Per citare questo articolo:
Danielle LONDEI, Laura SANTONE, « Introduction », Repères DoRiF, Hors-série – Les processus de communication : oralité, écriture, digital, DoRiF Università, Roma, ottobre 2021, https://www.dorif.it/reperes/danielle-londei-laura-santone-introduction/
ISSN 2281-3020
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