Adriana STOICHIŢOIU ICHIM
Hospitalité versus créativité dans le vocabulaire roumain de la pandémie
Adriana Stoichiţoiu Ichim
Université de Bucarest
adrianaichim@yahoo.fr
Résumé
À partir d’un corpus tiré essentiellement de la presse électronique de la dernière année nous nous proposons d’identifier des aspects du vocabulaire roumain lié au coronavirus en suivant deux perspectives. Il s’agit d’une part, de l’hospitalité du roumain (qui réside dans sa grande facilité d’accepter des mots étrangers) et, d’autre part, de sa créativité, mise en évidence par les calques et les divers mécanismes de la néologie (morphologique, sémantique, syntagmatique).
Abstract
Hospitality versus creativity in the Romanian vocabulary of the pandemic
Based on a corpus extracted mainly from last year’s online media discourse, the present paper aims at identifying a series of aspects typical of the pandemic-related Romanian vocabulary. In this sense, two directions will be taken into consideration: the hospitality of Romanian, highlighted by its great capacity to accommodate French and English borrowings, on the one hand, and its creativity, illustrated by lexical and phraseological calques as well as by various mechanisms of morphological, semantic and syntagmatic neology, on the other hand.
1. Introduction
1.1. Les linguistes sont généralement unanimes pour reconnaître le rôle joué par la crise sanitaire liée à la Covid-19 dans l’enrichissement aussi bien quantitatif que qualitatif du fond lexical de toutes les langues. Il apparaît avec évidence de toutes les études et ouvrages lexicographiques que la maladie causée par le Coronavirus a facilité l’implantation dans l’usage courant – par l’intermédiaire des médias et des réseaux sociaux – de plusieurs types d’unités lexicales : des lexèmes délibérément crées pour nommer les nouveaux référents, des termes scientifiques (notamment médicaux) jusque-là inconnus au grand public, ainsi que des mots préexistants dans la langue dont le sens a évolué en s’adaptant au contexte pandémique :
La Covid-19 n’a pas seulement modifié nos habitudes sociales au quotidien, elle a également amené le public à s’approprier des mots […] qui sont devenus partie intégrante de notre vocabulaire au fur et à mesure que nous apprenons à vivre avec le virus. (Dictionnaire COVID : le lexique de la pandémie de A – Z)
Depuis le début de l’épidémie de Covid-19 en décembre 2019 on assiste à la constitution d’une terminologie uniforme et globalisée (« à l’époque covidisée, vocabulaire covidien », LARDELLIER 2021), nécessitant l’élaboration de dictionnaires[1] ou glossaires[2] destinés à faciliter l’accès au savoir d’un public non-professionnel. Les nouvelles expressions qui se sont diffusées rapidement dans l’usage quotidien ont été intégrées dans les dernières éditions des dictionnaires français tels Le Petit Larousse (cf. CABOT 2021)[3] et Le Robert (cf. BERGERAS 2021)[4]. De même, dans la troisième édition du principal dictionnaire normatif du roumain (Dicționarul ortografic, ortoepic și morfologic al limbii române), en cours de publication, on trouve parmi les « mots de la pandémie » (OFIȚERU 2021) des formations roumaines (autocarantinare, autoizolare, comorbiditate, contacți, coronasceptic, coronavirus, noninvaziv, secvențiere), ainsi que des emprunts à l’anglais (booster, cluster, green pass, lockdown, RT-PCR, remote).
1.2. Dans le contexte de cette réalité linguistique particulièrement dynamique (caractérisée métaphoriquement comme un « foisonnement », une « effervescence », une « explosion » lexicales, et même comme un « fracas terminologique »), l’objectif de notre article est de repérer dans le discours des médias roumains les reflets de la pandémie de coronavirus sur la langue courante. Plus précisément, nous nous intéressons, d’une part à la néologie par emprunt que met en évidence la traditionnelle hospitalité[5] du roumain (qui réside dans sa grande facilité d’accepter des mots et des phraséologismes étrangers). D’autre part, l’analyse portera sur des aspects qui témoignent de la créativité[6] du roumain actuel (différents types de calques, procédés de la néologie formelle ou sémantique).
2. Constitution du corpus. Démarche méthodologique
2.1. Le corpus d’environ 300 unités lexicales jugé pertinent pour le vocabulaire roumain de la pandémie (désormais VRP) a été extrait de plusieurs catégories de sources en ligne de la dernière année : presse généraliste, sites et blogues de vulgarisation médicale. Occasionnellement, nous avons pris en considération les « bandeaux » (ou scrolls) des chaînes TV d’info, que nous avons assimilés d’un point de vue fonctionnel aux titres de la presse écrite.
Afin de repérer les innovations lexicales en lien avec la Covid-19, nous avons confronté notre corpus aux nomenclatures du principal dictionnaire général du roumain contemporain (dexonline.ro). Le recours aux dictionnaires étrangers (inclus dans la bibliographie finale) nous a permis de mettre en évidence, outre la source des emprunts adoptés par le VRP, le caractère globalisé du lexique sur la pandémie, de même que ses « mots-témoins » (GUILBERT 1975 : 87-88) à circulation internationale.
2.2. Les aspects lexico-sémantiques du corpus seront analysés par le biais d’une approche fonctionnelle qui rejoint les méthodes de la socioterminologie[7], visant les stratégies d’utilisation discursive des termes et le phénomène de vulgarisation scientifique[8] par l’extension du lexique spécialisé vers la langue commune.
Étant donnée la polyphonie du discours médiatique sur la pandémie (dans lequel on reconnaît, en plus de la « voix » du journaliste, celles des autorités publiques et sanitaires, de même que celle des scientifiques et des politiques), nous avons examiné trois catégories de textes illustrant l’hétérogénéité discursive qui caractérise les sources consultées (voir la sitographie à la fin de l’article).
Selon les objectifs de l’énonciateur, le type d’interaction langagière entre celui-ci et son public cible, mais principalement d’après le fonctionnement des termes dans le contexte discursif, on peut identifier dans les textes examinés des traits caractéristiques du discours informatif, du discours de vulgarisation scientifique et du discours d’opinion.
2.2.1. Le discours exclusivement informatif, produit par des scientifiques ou des experts est rarement reproduit comme tel dans les médias. Parmi les exceptions, on peut remarquer les communiqués officiels des autorités gouvernementales, administratives ou sanitaires dans lesquels on trouve des termes qui relèvent d’une certaine nomenclature, où leur sens est fixé par une définition terminographique : juridique (carantină versus izolare, certificat de localizare a pasagerului / PLF, cod QR, stare de alertă), administrative (școală online / digitală, telemuncă), économique (reziliență), technique (mască chirurgicală / FFP2 / FFP3), épidémiologique (endemie versus pandemie, rata de infectare). La terminologie médicale strictement spécialisée est attestée dans le corpus de presse sur la pandémie, soit sous la forme d’un discours direct (propos des experts reproduits textuellement), soit par un discours indirect (rapporté), mais le moyen le plus courant est le discours de vulgarisation.
2.2.2. Afin de faciliter l’accès au savoir spécialisé à un public non-initié dans le domaine médical, le discours de vulgarisation, produit – en tant que médiateurs – par des experts et / ou des « journalistes vulgarisateurs » (JACOBI 1985 : [13]). propose une reformulation ou une « traduction »[9] du discours scientifique en langue commune.
C’est par le recours aux divers mécanismes explicatifs (JACOBI 1985 ; PLUTA 2010) que le grand public s’est familiarisé avec les dénominations spécialisées en lien avec le Covid-19 :
- l’analogie, la comparaison et la métaphore : « SARS-CoV-2 este mai agresiv decât cei mai mulți dintre ‘verișorii’ din familia coronavirusurilor » (« SARS-CoV-2 est plus agressif que la plupart de ses ‘cousins’ de la famille des coronavirus ») ; le vaccin Moderna est considéré la « Rolls–Royce-ul vaccinurilor » (« la Rolls-Royce des vaccins »), tandis que celui produit par Pfizer est comparé à une Mercedes ;
- l’animation métaphorique : « ‘Eroul necunoscut’ din sistemul imunitar care apară contra Omicron [celulele T] » (« Le héros inconnu du système immunitaire qui [nous] défend contre Omicron [les cellules T] » ;
- la définition de type lexicographique : « Citokinele sunt molecule imune concepute special pentru a ajuta organismul să lupte împotriva unor invadatori cum sunt virusurile » (« Les cytokines sont des molécules immunitaires spécialement conçues pour aider l’organisme à combattre les envahisseurs qui sont les virus ») ;
- la paraphrase explicative : « Mult timp după boală, unii oameni rămân cu anosmie (pierderea mirosului) sau ageuzie (pierderea gustului) » (« Longtemps après la maladie, certaines personnes souffrent d’anosmie / la perte d’odorat ou d’ageusie / la perte du goût ») ;
- l’équivalence synonymique : « proteina spike (țepușă) » (« protéine spike / spicule ») ; « sechele long Covid (post-Covid ; Covid de lungă durată ») (« des séquelles post-Covid / de la Covid longue / de la Covid de longue durée ») ; « doza booster (rappel) » (« la dose booster / rappel »).
Il est à noter que dans la majorité de textes médiatiques il n’y a pas de séparation nette entre le « discours scientifique source » et le « discours second » explicatif, mais un « continuum » (JACOBI 1985) où coexistent plusieurs catégories d’unités lexicales : néonymes, néologismes[10] et mots de la langue commune.
Les néonymes qui surgissent dans les textes scientifiques et officiels sont des unités terminologiques utilisées dans les milieux professionnels afin de désigner d’une manière économique, claire et précise un nouveau concept / référent. La plupart de ces termes font partie du jargon médical, considéré un technolecte peu accessible aux non-initiés à cause de sa « hypercomplexité »[11], due aux termes médicaux empruntés ou calqués dont la plupart sont des internationalismes ou des « mots sans frontières ». On peut citer à titre d’exemples des emprunts à l’anglais (Covid-19, RP-PCR, super spreader) ou au français (antiviral, génome, hypoxémie, mutant) assimilés dans le VRP pour nommer des concepts appartenant au domaine médical, mais aussi aux domaines scientifique et administratif (cod QR, lockdown, reziliență) ou social (coronasceptic, telemuncă).
Au fur et à mesure que les néonymes sont largement diffusés par la presse, les réseaux sociaux et l’Internet, ils entrent dans l’usage commun en tant que néologismes :
Ainsi, né dans une langue de spécialité, le terme scientifique ou technique désignant jusque-là une réalité seulement connue par un petit nombre de professionnels peut connaître une seconde naissance […]. D’une fréquence très faible dans l’usage restreint qui était le sien, le néologisme de spécialité quitte sa cage initiale pour faire peau neuve auprès du grand public qu’il conquiert. (PRUVOST et SABLAYROLLES 2003 : 23)
Parmi les conséquences de cette vulgarisation d’un terme spécialisé on peut retenir le développement de la polysémie et de la synonymie, la capacité de former des mots nouveaux selon un schéma régulier de dérivation ou de composition, la présence des familles lexicales, etc.
2.2.3. Le discours d’opinion (de type ironique polémique, satyrique, etc.) a pour objectif de convaincre par des arguments ou de persuader le récepteur en faisant appel à ses émotions, sentiments et sens de l’humour afin d’adhérer à une idée or thèse défendue par le journaliste. Dans ce type de textes, visant à produire des effets perlocutoires sur le public, des néologismes qui renvoient globalement ou d’une manière particulière au coronavirus jouent un rôle important, puisqu’ils remplissent une fonction d’appel (en focalisant l’attention du récepteur), des fonctions argumentatives (au sens positif ou négatif), ainsi que des fonctions relationnelles (fondées sur un savoir partagé avec le récepteur) (PRUVOST et SABLAYROLLES (2003 : 79-83).
On peut citer l’exemple du néonyme pandemie, un terme inconnu du grand public, qui après avoir pénétré dans la langue courante a connu une extension d’emploi et a développé un sens figuré, symbolique, relatif aux « maladies » qui affectent la société roumaine à présent : « În paralel, în toată această perioadă s-a dezvoltat o veritabilă pandemie paralelă de fake news și mesaje conspiraționiste » (« En parallèle, tout au long de cette période, il s’est développé une véritable pandémie parallèle de fake news et messages conspirationnistes ») ; « Ura și analfabetismul politic [al guvernanților], COVID-ul politic, i-a orbit, le-a luat mințile » (« La haine et l’analphabétisme politique [des gouvernants], la COVID politique, les ont aveuglés, ont pris leur esprits »).
3. Les emprunts lexicaux – reflet de l’hospitalité du roumain
3.1. L’hospitalité du VRP est mise en évidence par la présence d’un grand nombre de termes médicaux empruntés notamment au français à partir de la fin du XVIIIe siècle, mais surtout tout au long du XIXe et du XXe siècle. D’ailleurs, la littérature de spécialité (cf. SALA 2001 : 221-223 ; AVRAM et SALA 2001 : 146-147 ; SCURTU et DINCĂ 2011 : 51-198) souligne l’importance du français non seulement pour l’enrichissement et la modernisation du vocabulaire, mais aussi pour la redéfinition de la physionomie néo-latine du roumain. Selon une statistique effectuée sur le corpus du Dictionnaire explicatif du roumain (1998), le pourcentage des mots à étymologie uniquement française et des mots à étymologie multiple, y compris française, est de 38,42%. De tels exemples d’emprunts parfaitement adaptés du point de vue phonologique, graphique[12] et morphologique sont répertoriés dans les dictionnaires roumains (cf. http://dexonline.ro, 2009) bien avant l’apparition de la Covid-19 : anosmie < fr. anosmie, anticorpi < fr. anticorps, carantină < fr. quarantaine, rus. karantine, endemie < fr. endémie, epidemiologie < fr. épidémiologie, imunitate < fr. immunité, a imuniza < fr. immuniser, infecție < fr. infection, mască < fr. masque, germ. Maske, pacient < lat. patiens, –ntis, fr. patient, all. Patient, pandemie < fr. pandémie, pandemic < fr. pandémique, rapel < fr. rappel, reanimare < fr. réanimation, simptom < fr. symptôme, (a)simptomatic < fr. (a)symptomatique, tromboză < fr. thrombose, vaccin < fr. vaccin, lat. vaccinus, it. vaccino, a vaccina < fr. vacciner, viral < fr. viral, virus < fr., lat. virus, etc.[13]
Des emprunts d’origine française complétement assimilés dans le vocabulaire du roumain désignent des disciplines scientifiques fréquemment invoquées dans le discours sur la pandémie (bacteriologie, epidemiologie, imunologie, infecțiologie, hematologie, patologie, pneumologie), ainsi que leurs représentants (epidemiolog, imunolog, infecționist, virusolog, etc.).
En plus de tels termes qui faisaient déjà partie des dictionnaires du roumain avant l’émergence du nouveau virus, les emprunts proprement dits au français sont plutôt rares : comorbidități (surtout au pluriel) < fr. comorbidités, a contenționa < contentionner (« immobiliser partiellement ou complétement un patient afin de prévenir tout risque de chute »), pulsoximetru < fr. pulsomètre, a secvenția < fr. séquencer (le génome), vaccinodrom < fr. vaccinodrome, vaccinosceptic < fr. vaccinosceptique. Notons qu’à partir de bases verbales, on a créé un roumain – selon le modèle du français – des noms et des adjectifs par l’adjonction des suffixes : contenționare, contenționat (cf. fr. contention, contentionné), secvențiere, secvențiat (cf. fr. séquençage, séquence). En revanche, on trouve dans le VRP de nombreux termes syntagmatiques calqués sur le français qui ont fait leur apparition depuis le début de la pandémie et qui viennent illustrer la créativité lexicale de la langue actuelle (voir infra § 4.1).
3.2. Les emprunts à l’anglais, parfaitement inconnus aux roumains avant l’apparition de la pandémie de Covid-19 sont des néonymes importés tels-quels et devenus partie intégrante du VRP, d’autant plus qu’ils sont des internationalismes qui répondent aux besoins objectives de la communication entre les professionnels de la santé. À la différence des emprunts au français, les anglicismes du jargon médical – largement diffusés par les médias – préservent en roumain l’orthographe étymologique et la prononciation de la langue d’origine[14], bien qu’ils soient morphologiquement assimilés par l’attribution d’un genre grammatical aux noms, la postposition de l’article défini et la déclinaison conformément à leur terminaison (CONSTANTINESCU et al. 2002 : 179-182). À titre d’exemple on peut citer booster, cluster, coronavirus, Green Pass, lockdown, long Covid, super spreader.
Il nous semble intéressant de noter que l’anglicisme booster, répertorié dans dexonline.ro avec les sens techniques de « propulseur » ou « amplificateur » est devenu un mot-clé du VRP pour désigner la dose de rappel d’un vaccin qui renforce l’effet immunisant. De même, parmi les mots que la pandémie a imposé avec une nouvelle acception dans le discours politique et économique on trouve un autre exemple de néonyme à sens technique et étymologie multiple : le roum. reziliență (< angl. resilience, fr. résilience ; cf. it. resilienza, esp. resiliencia), devenu partie intégrante du titre d’un document officiel – Planul național de redresare și reziliență (Le Plan national de relance et résilience)[15].
Dans le discours de type polémique de la presse et sur les réseaux sociaux on enregistre des formations lexicales forgées à partir de vax (déclaré « le mot de l’année 2021 » par Oxford English Dictionary). Sont utilisés ironiquement ou par plaisanterie le nom antivaxer (« personne qui s’oppose à la vaccination »)[16] les adjectifs no-vax et antivax, ainsi que le dérivé antivaxerism (créé en roumain par l’adjonction du suffixe –ism). L’emploi péjoratif caractérise également les anglicismes covidiot et infodemie.
Quant aux acronymes anglais assimilés au masculin en roumain COVID-19 (désignant la maladie) et SARS-CoV-2 (nom de l’agent pathogène), on constate des irrégularités de graphie. La graphie toute en majuscules (COVID-19) est la forme officielle et originale établie par l’OMS et employée par les scientifiques et les experts, tandis que la minusculation intégrale (covid) a été adoptée par les journalistes et les internautes en parallèle avec Covid. De plus, il est à noter que la distinction entre les deux acronymes n’est pas respectée en roumain dans le langage courant où on a généralisé l’emploi de Covid. Des pléonasmes tels « boala (la maladie) Covid » ou « virusul (le virus) SARS-CoV-2 » sont la preuve que, pour le locuteur non-initié, le sens de l’acronyme reste opaque. D’ailleurs, la même confusion est signalée pour le français par REY (2020) et LARDELLIER (2021).
Pour designer de manière non-officielle les nouvelles variantes de la maladie, on a récemment accepté dans le VRP les mots-valises à circulation internationale Flurona (flu+[co]rona) et Deltacron [Delta + [Omi]cron].
On trouve un nombre important de sigles parmi les emprunts à l’anglais : (test) RP-PCR (Reserve Transcription Polymerase Chain Reaction), mRNA (Messenger Ribonucleic Acid) concurrencé par son équivalent français ARNm, VOC (Variant of Concern), VOI (Variant of Interest). Afin de faciliter la compréhension des textes informatifs adressés aux grand public, les acronymes anglo-américains qui désignent des institutions et des organismes médicaux sont accompagnés par l’équivalent roumain de la dénomination : EMA (Agenția Europeană pentru Medicamente), FDA (Administrația Americană pentru Alimente și Medicamente). Selon le même procédé l’acronyme médical PIMS est traduit en roumain par sindromul inflamator multi-sistemic pediatric. De la même manière, l’abréviation PLF (Digital Passenger Locator Form) est utilisée dans des contextes officiels, tandis qu’en langage usuel elle est traduite par formular digital de localizare a pasagerului.
4. Quelques procédés de créativité lexicale
À part les emprunts à proprement parler, on trouve dans le VRP des formations lexicales qui mettent en évidence la créativité de la langue, tels les calques, les dérivés, les composés savantes, les emplois métaphoriques et la constitution des séries de synonymes distinctes selon le niveau de langue et le registre (langue spécialisée vs. langue courante).
4.1. Les calques de structure lexicale « traduisent » intégralement ou partiellement la forme interne des dérivés ou composés étrangers. La plupart de calques de ce type, réalisés d’après des modèles français, existait déjà dans les dictionnaires en tant que néonymes (termes du jargon médical). Auparavant réservés à l’usage des spécialistes, ils ont été largement diffusés par le discours de vulgarisation scientifique des médias : autoizolare (cf. autoisolement), imunodeprimat (cf. immunodéprimé), (vaccin) inactivat (cf. inactivé), oxigenoterapie (cf. oxygénothérapie). Comme nouveaux entrants dans le VRP on peut retenir secvențiere (cf. séquençage), superpropagator (cf. fr. superpropagateur, angl. super spreader), telemuncă (cf. télétravail).
Un grand nombre de nouveaux concepts liés à la Covid-19 sont désignés par des syntagmes nominaux constituant des calques phraséologiques sur des modèles français et / ou anglais : acoperire vaccinală (cf. fr. couverture vaccinale), certificat digital COVID (cf. angl. digital COVID certificate), Covid lung (cf. angl. long COVID, fr. COVID long), distanțare socială / fizică (cf. fr. distanciation sociale / physique (ZAFIU 2020b), angl. social / physical distancing), focar de infecție (cf. fr. foyer d’infection), furtună de citokine (cf. angl. cytokine storm, fr. tempête de cytokines), imunitate de turmă (cf. angl. herd immunity) (ZAFIU 2021c), pașaport vaccinal (cf. fr. passe vaccinal), proteina spike (cf. angl. spike protein), rata de mortalitate (cf. angl. fatality rate, fr. taux de mortalité), titru de anticorpi (cf. fr. titre d’anticorps), variantă de interes (cf. angl. Variant of Interest / VOI), variantă preocupantă / de îngrijorare (cf. angl. Variant of Concern / VOC).
Des calques syntaxiques, consistant dans l’adoption par le roumain d’une construction syntaxique anglaise, sont les expressions a fi testat pozitiv / negativ (cf. angl. to be tested positive / negative) qui remplacent dans l’usage courant des tournures telles a obține un rezultat pozitiv (« obtenir résultat positif ») ou a fi declarat pozitiv (« être déclaré positif ») et la construction a evada sistemul imunitar (cf. angl. to evade the immunity system). Un autre exemple de néologie combinatoire (résultant du changement de la construction syntaxique ; PRUVOST et SABLAYROLLES (2003 : 110-111) consiste en l’omission de la préposition et / ou d’autres mots devant le nom Covid-19. Il s’agit de syntagmes calqués sur le français et ou l’anglais : contaminări Covid-19, au lieu de contaminări cu Covid-19 « contaminations à la Covid-19 » (cf. fr. contaminations Covid-19, angl. Covid-19 contaminations), decese Covid-19, au lieu de decese ale bolnavilor de Covid-19 « décès des malades du Covid-19 » (cf. fr. décès Covid-19, angl. Covid-19 death).
4.2. La contribution des procédés de la néologie formelle (morphologique) à l’enrichissement du VRP tant au niveau des termes spécialisés qu’au niveau des mots communs est mise en évidence par des mots dérivés et composés selon des mécanismes tout à fait similaires à ceux existants en français (NIKLAS-SALMINEN 2015 : 46-71). Il est à remarquer que des dérivés forgés à partir des emprunts au français forment des familles de mots qui incluent, selon les matrices lexicales du roumain et du français, des verbes, des noms et des adjectifs provenus du participe passé : a (re)carantina, (re)carantinare, (re)carantinat; a imuniza, imunizare, imunizat ; a (se) izola, izolare, izolat; a vaccina, vaccinare, (ne)vaccinat, vaccinabil, vaccinologie.
4.2.1. En ce qui concerne la formation des mots par l’adjonction d’un affixe, le phénomène le plus intéressant est la grande productivité des préfixes dits superlatifs, attachés aux adjectifs : tulpină supermutantă (« souche super mutante »), supervarianta Delta (« super variant Delta ») ainsi qu’aux noms superimunitate («super immunité»), supercertificatul verde (« super certificat vert »). La préfixation négative est caractérisée par la concurrence entre deux préfixes synonymes : ne– (ancien, d’origine slave), et non (néologique, à étymologie multiple). À titre d’exemple, on peut citer test neinvaziv / noninvaziv (« test non invasif »), spitale non–Covid (« hôpitaux qui ne traitent pas les patients Covid »). Parmi les formants productifs on trouve également le préfixe d’opposition anti– qui présente une double ortographe : antivaccinist, antivaxer / anti-vaxer, anticovid / anti-Covid, antivaxerism.
À l’intérieur de la suffixation, on remarque le suffixe verbal –iza < fr. –iser (CUNIȚĂ 2003) (a aerosoliza « aérosoliser », a imuniza « immuniser », a spitaliza « hospitaliser », a termometriza « mesurer la température ») et les suffixes nominaux homonymes –tor1 (qui dérive des noms d’instruments : concentrator de oxigen) et –tor2 (qui sert à créer des noms d’agent : recoltor, vaccinator). À l’aide du suffixe néologique –ist on peut dériver des noms qui désignent les partisans d’une opinion ou d’une attitude (antivaccinist, conspiraționist, negaționist), mais également des noms d’agent pour nommer des médecins spécialistes (anestezist, infecționist, urgentist, ATI-ist).
La nominalisation déverbale par l’adjonction du suffixe –re à l’infinitif d’un verbe produit des dérivés très fréquents dans le discours journalistique : distanțare socială « distanciation sociale »), depistare (« dépistage »), imunizare (« immunisation »), secvențiere (« séquençage »).
On peut ajouter que des créations ludiques, connotées péjorativement sont produits par les journalistes et les internautes à l’aide des suffixes de type populaire attachés aux termes spécialisés : dans virusel et vaccinel (« petit virus ») ou covidel qui désignent ironiquement le variant Omicron, on reconnaît le suffixe diminutif –el ; les adjectifs covidal, covidesc et covidos, à côté du nom masculin covid (ZAFIU 2021a) désignent les malades infectés. Covidiadă (au sens de « l’épopée de la Covid ») contient un suffixe livresque détourné à des fins humoristiques.
4.2.2. En règle générale, les composés dits savants[17] ou hybrides (dans lesquels on reconnaît un élément d’origine grecque ou latine et une base roumaine) (cf. GUILBERT 1975 : 228-229 ; NIKLAS SALMINEN 2015 : 68 ; STOICHIȚOIU ICHIM 2018) sont des termes spécialisés que le roumain a emprunté au français bien avant l’apparition de la Covid-19. Des formations telles autoanticorpi, autoimun, automedicație, autotestare, autoizolare, monodoză, multisistemic, virusologie, etc. se sont récemment propagées dans l’usage commun à travers les textes journalistiques. En tant qu’innovations on peut retenir megatulpină (« megasouche »), telemedicină, telemuncă ou Pfizergate (« scandale sur l’efficacité du vaccin de Pfizer »)[18].
4.3. Les composés stricto sensu attestés dans le VRP associent des noms ou des noms et des adjectifs pour créer des formations nominales par la juxtaposition de deux éléments suivant l’ordre inverse des composants (determinant-determiné): coronaconspiraționist, coronasceptic, coronascepticism, coronaviroză, coronavirus. Sur les réseaux sociaux on trouve occasionnellement des composés métaphoriques construits par imitation (analogie) selon la même matrice morphosémantique afin d’exprimer le proteste contre les politiques pro-vaccination : corona-fascism, nazi-pass.
5. La néologie sémantique
Au fil de l’extension de la Covid-19 on assiste à l’adjonction des nouvelles acceptions aux dénominations préexistantes dans le vocabulaire du roumain[19]. L’émergence des nouveaux sens est motivée – dans le contexte de la pandémie – par l’absence du mot approprié, par le principe d’économie, ainsi que par les objectifs stratégiques du journaliste visant les fonctions d’appel, argumentatives et relationnelles propres au discours médiatiques[20]. Dans un premier cas nous avons affaire à une néologie dénominative, tandis que le deuxième relève de la néologie connotative.
5.1. Par des calques sémantiques on attribue un nouveau sens, d’après un modèle étranger, à un mot déjà existant en roumain : tulpină, d’après le fr. souche, val (pandemic), d’après le fr. vague, (celulă) gazdă, d’après le fr. hôte, scenariu verde / galben / roșu, d’après le fr. scénario vert / jaune / rouge, imunitate de turmă, d’après l’angl. herd immunity. Les exemples cités représentent des métaphores terminologiques qui, contrairement aux métaphores rhétoriques, sont caractérisées par leur rôle d’instrument scientifique en relation avec un concept et un domaine cognitif, par neutralité émotive et indépendance par rapport au contexte linguistique (OLIVEIRA 2005).
5.2. Les métaphores rhétoriques sont l’apanage du discours journalistique. Dans la plupart des cas elles ont un caractère conventionnel, stéréotypé[21], mis en évidence par des champs lexico-sémantiques construits autour de la métaphore guerrière[22] (les anticorps sont les soldats qui luttent / gagnent ou perdent la lutte contre l’ennemi qui est le Covid), la métaphore de la mer (la vague numéro…, qui peut provoquer un tsunami), la métaphore de la mort (Apocalipsa, cioclii apocaliptici pour les médecins qui annoncent les décès provoqués par la pandémie, top / record negru). Un autre procédé rhétorique stéréotypé est l’antonomase de type métaphorique (STOICHIȚOIU ICHIM 2006b : 329-356), inspirée par le contexte pandémique : « România a ajuns noua Lombardie a Europei » (« La Roumanie est devenue la nouvelle Lombardie d’Europe ») ; « Avem nevoie de un Fauci, de un doctor, nu de un colonel » (« Nous avons besoin d’un Fauci, d’un docteur, pas d’un colonel »).
Un dernier aspect de la créativité lexicale est une riche synonymie entre : une unité lexicale empruntée et son équivalent roumain (antivaxxer – antivaccinist, cluster – focar, home care kit – kit de tratare la domiciliu) ; des mots ou des expressions roumaines : pașaport de vaccinare / verde / Covid / sanitar, adeverință verde digitală, telemuncă / muncă de acasă, imunitate de grup / de masă / colectivă / de turmă.
6. Considerations finales
Les conclusions de notre analyse portent principalement sur plusieurs aspects :
- l’approche socioterminologique, visant le fonctionnement social et discursif des termes nous a permis de mettre en évidence le caractère complexe et diversifié du VRP, ainsi que sa dynamique favorisée par le contexte de la crise sanitaire globale ;
- en ce qui concerne la relation néonyme versus néologisme d’usage courant, on assiste à un transfert accéléré de termes appartenant essentiellement au jargon médical vers la langue commune (par l’intermédiaire du discours médiatique de vulgarisation scientifique) ;
- pour ce qui est du rapport hospitalité versus créativité nous avons constaté que l’emprunt au français continue de représenter le principal moyen d’enrichissement du vocabulaire roumain par des mots relatifs à la pandémie (déjà consignés dans les dictionnaires ou récemment assimilés). Le nombre d’emprunts à l’anglais qui ont conservé leur graphie étymologique est beaucoup moins important ;
- En ce qui concerne la créativité du romain, nous avons constaté que sur les trois procédés de création néologique que nous avons pris en considération, le plus fertile pour l’enrichissement du VRP est le calque phraséologique, suivi par la néologie sémantique.
La question qui se pose actuellement, dans le contexte d’une dynamique lexicale accélérée, est la normalisation terminologique et l’élaboration des politiques linguistiques destinées à assurer une communication plus efficace et plus accessible pour tous.
Références bibliographiques
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Sitographie
[1] Voir, par exemple, le Lexique sur la pandémie de COVID-19, réalisé par le Bureau canadien de la traduction (qui contient les équivalents en français et en anglais de 450 termes relatifs à la COVID-19), le Dictionnaire COVID : le lexique de la pandémie d’A–Z et Le grand dictionnaire terminologique. Fiches et articles en lien avec la COVID-19.
[2] Voir, entre autres, Alain Rey, Petit abécédaire des mots qui nous assaillent en temps de pandémie et DUCOS (2021).
[3] Le Petit Larousse a retenu des mots tels : asymptomatique, cluster, COVID-19, déconfinement, quatorzaine, Réa, SARS-CoV-2, télétravailler.
[4] Parmi les termes validés par l’édition 2022 du dictionnaire Robert, on peut citer antivaccins (ou antivax), cas contact, distanciation sociale, gestes barrières, patient zéro, télétravailleur, vaccinodrome.
[5] « Vu les contacts historiques et modernes qu’il a eus, le roumain est considéré une langue très hospitalière, avec un pouvoir d’assimilation des éléments empruntés très important » (Avram et Sala 2001 : 22). Pour une discussion plus détaillée sur les concepts d’hospitalité et de créativité, cf. Avram (1993).
[6] Selon Guilbert (1975 : 21), « une théorie du changement linguistique devra nécessairement prendre en compte l’activité créatrice du locuteur et le fait social de la généralisation de la création linguistique ainsi que celui des obstacles à cette généralisation. Il convient donc d’étudier la relation entre la créativité linguistique, l’usage et la norme ». À ce sujet, voir aussi Avram (1993 : 26) : « La créativité du roumain se manifeste également par l’intégration des emprunts […] et par leur utilisation ultérieure en tant qu’éléments propres dans des formations nouvelles ».
[7] Voir la définition de la socioterminologie selon Gaudin (2003 : 11) : « étude des termes qui servent à véhiculer des significations socialement réglées et insérées dans des pratiques institutionnelles ou des corps de connaissances ».
[8] « L’étude de la circulation sociale des termes implique également des pratiques langagières telles que celles qu’on désigne du nom de vulgarisation » (Gaudin 2005 : 89-90).
[9] « La reformulation du scientifique au profane, qui est une sorte de traduction intralinguale, se différencie donc en fonction du public visé, et elle concerne le niveau aussi bien cognitif que linguistique » (Pluta 2010 : 95).
[10] Pour la distinction entre les néonymes et les néologismes, voir Dincă (2008).
[11] Cf. Vecchiato, Gerolimich (2013 : 81) qui affirment au sujet de la langue médicale que c’est « la langue de spécialité qui a probablement le plus de retombées sur la langue courante ».
[12] L’orthographe du roumain est essentiellement phonétique.
[13] On peut observer à travers les exemples donnés des règles d’assimilation graphique et phonétique, comme, par exemple fr. –iser > roum. –iza, fr. –ble > roum. –bil, fr. –ité > roum. –itate, fr. –tion > roum. –ție (pour le résultat de l’action) ou –re (pour le nom de l’action) : infecție – infectare ; saturație – saturare ; ventilație – ventilare.
[14] Rappelons que la tendance à préserver la forme originale du signifiant comme marque de technicité ou de prestige est également présente dans le cas des anglicismes récemment empruntés dans des terminologies, dans le discours journalistique et dans le langage quotidien. Voir, à ce sujet, Constantinescu et al. (2002 : 186), Stoichițoiu Ichim (2006a : 38-40).
[15] C’est avec le sens de « grandeur qui mesure la résistance à la déformation d’un métal aux chocs ». Pour le sens actuel, relatif à la reprise économique après la récession provoquée par la pandémie, cf. Zafiu (2021d).
[16] Les équivalents neutres du point de vue stylistique sont les fr. anti-vaccin et antivaccinalist (au Canada) et le roumain antivaccinist.
[17] Pour plus d’informations sur ce type de composition en roumain voir Stoichițoiu Ichim (2006b: 17-94).
[18] Au sujet du formant –gate, voir Pruvost et Sablayrolles (2003 : 90).
[19] « Il y a les mots communs auxquels la Covid a rendu un lustre nouveau ou qui prennent avec lui un sens différent » (Lardellier 2021).
[20] Voir supra § 2.2.3.
[21] Pour une analyse approfondie des clichés journalistiques organisés en métaphores filées, voir Stroia (2020).
[22] Cf. Zanola (2020) pour la presse italienne. Craig (2020) remarque l’emploi fréquent dans la presse anglophone des « Covidian military metaphors ».
Per citare questo articolo:
Adriana STOICHIŢOIU ICHIM, « Hospitalité versus créativité dans le vocabulaire roumain de la pandémie », Repères DoRiF, n. 25 – Le lexique de la pandémie et ses variantes, DoRiF Università, Roma luglio 2022, https://www.dorif.it/reperes/adriana-stoichitoiu-ichim-hospitalite-versus-creativite-dans-le-vocabulaire-roumain-de-la-pandemie/
ISSN 2281-3020
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