Annafrancesca Naccarato
Recension : PAISSA, P., KOREN, R., (dir.), « Du singulier au collectif : construction(s) discursive(s) de l’identité collective dans les débats publics », Limoges, Lambert-Lucas, 2020, pp. 244
Annafrancesca Naccarato
Université de la Calabre
annafrancesca.naccarato@unical.it
Le volume Du singulier au collectif : construction(s) discursive(s) de l’identité collective dans les débats publics, publié sous la direction de Paola Paissa et de Roselyne Koren, illustre les résultats de la collaboration scientifique entre l’équipe israélienne ADARR et le groupe interuniversitaire italien AD-DORIF. Les articles qui le composent sont en bonne partie issus des communications présentées au colloque Identités collectives et débats publics : constructions discursives (Université de Turin, 9-10 mars 2017) et se concentrent sur l’interaction entre le singulier et le collectif dans les prises de parole visant la construction de l’identité d’un groupe, mouvement, parti, etc. Ils ouvrent de nouvelles pistes de réflexion dans un domaine de recherche qui canalise des notions complexes et dont les contours sont fuyants. À partir de l’examen de contextes d’observation variés, les auteurs réinterrogent et réactualisent quelques concepts clés de la rhétorique, de l’argumentation et de l’analyse du discours, afin de montrer les relations discursives entre l’individu et le groupe auquel il appartient et de définir le rôle qu’elles recouvrent dans la formation, le maintien et la transformation d’une identité collective. L’essai introductif de Paola Paissa et de Roselyne Koren, Du singulier au collectif : constructions discursives de l’identité collective (pp. 9-21), décrit le réseau notionnel qui se dégage des contributions réunies dans le volume et met bien en lumière les éléments de continuité et d’innovation par rapport aux études déjà existantes sur le sujet. Il offre aussi des points de repère essentiels qui définissent la nature d’une recherche touchant à un thème dont l’étendue épistémologique et interdisciplinaire permet des approches diverses. « Si l’Autre du discours est une entité verbale nécessaire à la socialisation de l’Un, il n’est pas considéré en l’occurrence comme un alter ego, mais comme une force configurant et régissant l’individuation de l’Un » (pp. 11-12) : par ces mots, les auteures vont au cœur de l’enquête menée et en révèlent la pertinence par rapport à l’époque actuelle. Après avoir cerné les fondements théoriques qui soutiennent les divers articles, elles s’arrêtent d’abord sur les modalités qu’adoptent les auteurs pour analyser le dispositif énonciatif et, en particulier, le « jeu des pronoms personnels » (p. 12). Elles considèrent ensuite les principaux concepts auxquels les études se réfèrent : altérité – cette dernière étant envisagée selon un mode « propositif » et non pas uniquement « réactif », pour utiliser la terminologie de Rabatel (pp. 66-67) – genre discursif, ethos collectif et individuel, stéréotype, mémoire discursive, système de valeurs. L’introduction met également l’accent sur la dimension temporelle de l’identité collective, aspect que le volume aborde sous des perspectives différentes. Aux essais qui prennent en considération, selon une approche synchronique, des constructions identitaires embryonnaires, transitoires ou stabilisées, s’ajoutent ainsi des enquêtes de nature diachronique, visant à illustrer les différentes phases de leur évolution.
La première section du volume, L’individu collectif dans tous ses états, s’ouvre avec l’essai de Dominique Maingueneau, Je et identité collective (pp. 25-38), où l’auteur propose une réflexion particulièrement féconde sur le rôle du Je dans la construction identitaire d’un collectif, ce dernier étant envisagé comme une structure hiérarchique par rapport à laquelle le pronom de la première personne peut présenter des modalités d’affirmation différentes. Il laisse de côté les cas où le Je se réfère à des locuteurs indépendamment de leur appartenance à un groupe ou ceux où il a une valeur générique, pour se concentrer en particulier sur le Je « participatif », qu’énoncent les membres d’un collectif fort et stabilisé (comme dans le cas des formules religieuses) ou d’un collectif faible, mouvant (comme dans le cas de l’« aphorisation » ou, plus précisément, de la « panaphorisation » Je suis Paris, s’appuyant sur le modèle antécédent Je suis Charlie), sur le Je « médiateur », que formulent des acteurs institutionnels (le prédicateur, dans le cas du discours religieux, qui favorise la communication entre les fidèles et Dieu), et sur le Je « initiateur », typique des situations où un individu essaie de « faire advenir un collectif » (p. 31), en s’exprimant en tant que responsable de la constitution d’un collectif fort (comme dans le cas de la fondation par Lacan de l’École Française de Psychanalyse) ou en tant que porte-parole « inspiré » d’un collectif faible (comme dans le cas du rassemblement auquel fait allusion le discours de José Bové lors des élections de 2007). En plus de fournir des outils analytiques applicables à d’autres contextes discursifs, la contribution de Maingueneau révèle la relation entre le mode d’existence des identités collectives et le genre de discours concerné, ainsi que l’effet que peuvent avoir les nouvelles technologies de la communication.
Dans l’essai Rhétorique du lancement du mouvement politique « En Marche ! » (06.04-16.11.2016) : une construction singulière du collectif (pp. 39-54), Roselyne Koren analyse le cas du Je « initiateur ». Au début de son étude, elle reprend le concept de « société des individus » élaboré par Norbert Elias, qui réfute la tendance à considérer le singulier et le collectif comme les deux pôles d’une opposition, pour mettre en valeur – au contraire – leur influence réciproque au sein de la société. Afin de justifier ce point de vue, l’auteure explore le cas d’Emmanuel Macron et de la collectivité qu’il tente de « faire advenir » en 2016 en jetant les fondements du mouvement « En Marche ! ». Koren examine un corpus constitué, d’un côté, du prologue de la Charte du mouvement et du discours que Macron a prononcé à Orléans en mai 2016 lors de la commémoration de Jeanne d’Arc et, de l’autre, de toute une série d’articles extraits de divers journaux qui forment un réservoir précieux de citations et de témoignages de la réception du projet macronien dans l’espace discursif politique de l’époque. L’examen des documents officiels (prologue de la Charte et discours d’Orléans) vise à relever les techniques mises en œuvre pour dépasser les tensions entre le singulier et le collectif : parmi les pratiques discursives visant à fonder une collectivité encore inédite, en gestation, le jeu des pronoms personnels joue un rôle de premier plan. Le Je est à la recherche constante d’un nous qui l’englobe et dont il est le principal promoteur. Mais l’affirmation discursive de la collectivité d’« En Marche ! » est liée aussi à d’autres procédés. Macron transgresse les lois du genre de la charte fondatrice pour y insérer une sorte d’autoportrait apte à favoriser un processus de rassemblement par identification, centré sur le partage de certaines valeurs (travail, liberté, fidélité, ouverture), donc sur un positionnement éthique. Le discours d’Orléans utilise l’exemple historique de Jeanne d’Arc pour créer l’image d’une collectivité prête à s’engager dans l’action, une collectivité « transpartisane », « ni à droite, ni à gauche », « hors-système », comme le prouve aussi l’analyse du corpus journalistique. Par une étude ponctuelle et qui porte sur des questions d’une grande actualité, l’essai de Koren illustre et éclaire le processus de formation d’un collectif encore virtuel, imaginaire, mais qui, en tant que tel, dévoile pleinement le pouvoir créateur du discours.
L’essai d’Alain Rabatel, La construction des identités personnelles et collectives autour de François Hollande dans le discours du Bourget de 2012 raconté par Laurent Binet (pp. 55-69), est centré sur l’analyse d’un discours prononcé par François Hollande en 2012, lors de son entrée en campagne électorale. Plus précisément, l’auteur examine ce discours à travers le récit qu’en fait l’écrivain Laurent Binet dans Rien ne se passe comme prévu (Grasset, 2012). La construction de l’identité personnelle de Hollande, ainsi que de l’identité collective virtuelle dont il se voudrait le catalyseur, comporte ainsi la prise en considération d’une sorte de « déséquilibre énonciatif » (p. 55), sa parole étant essentiellement « citée » (p. 55). En effet, le rôle que joue « le locuteur/ énonciateur premier qu’est le narrateur » (p. 56) a une influence sur cette construction, dont la description recourt à des couples notionnels fondamentaux : ethos direct et ethos représenté, ethos dit et ethos montré. Notons que la construction identitaire qui ressort du discours de Hollande est liée aussi aux destinataires de ce discours et à leurs réactions, ces dernières étant le signe d’une adhésion graduelle au collectif de gauche que le politicien vise à constituer. La perception du discours de la part de la foule et de la part du narrateur laisse entrevoir une métamorphose de l’image du candidat, comme le révèle aussi l’emploi de certaines métaphores et de certaines périphrases. Rabatel montre que la formation de l’identité collective que déclenche le discours de Hollande repose non seulement sur l’affirmation d’un nous construit par opposition aux adversaires (discours « réactif »), mais aussi et surtout sur celle d’un nous émanant du partage d’un projet nouveau, de changement et de renouvellement (discours « propositif »).
Dans La parodie : un genre discursif révélateur de l’imbrication identité singulière – identité collective (pp. 71-90), Ruggero Druetta explore les rapports entre le singulier et le collectif en choisissant un champ d’investigation particulier : la parodie pratiquée par les humoristes. Ce genre discursif constitue d’après lui un domaine privilégié pour analyser la dimension identitaire, le locuteur humoriste réalisant un travail « de sélection, de reproduction et de mise en saillance d’éléments considérés comme emblématiques de la personne, du groupe social ou de la communauté dont on fait la parodie, et à ce titre constitutifs d’une identité » (p. 72). L’auteur souligne la fonction que remplissent dans la caractérisation de cette identité des traits langagiers concernant plusieurs niveaux : vocabulaire, syntaxe, prononciation, etc. Il développe une réflexion ponctuelle sur l’enchevêtrement du singulier et du collectif dans le processus complexe de la construction identitaire, qui s’inspire d’une double perspective, philosophique et psychologique. Druetta élabore ensuite une typologie de configurations énonciatives que l’on peut appliquer aux performances des humoristes et qui se fonde sur la prise en considération de quatre paramètres : l’énonciateur humoriste, le personnage mis en scène, envisagé en tant que porte-parole ou en tant que représentant de l’identité collective concernée, le destinataire et l’identité collective constituant la cible de la parodie. Il utilise ensuite ce modèle analytique pour examiner un sketch de l’humoriste Élie Kakou mettant en scène l’un de ses personnages les plus célèbres, Mémé Sarfati, un spécimen de la femme juive séfarade tunisienne. L’article se termine par des remarques sur les notions d’ethos et de culture dans leurs rapports avec l’identité.
La contribution de Caterina Scaccia, Le passage du singulier au collectif dans le genre discursif du stand-up : ironie et autodérision dans Jamel 100% Debbouze (pp. 91-105), porte elle aussi sur un genre humoristique, le stand-up. Il s’agit d’un type de spectacle qui se caractérise par la participation active du public, ce dernier étant amené à s’engager dans une sorte de dialogue avec l’humoriste. L’auteure prend en considération un extrait de Jamel 100% Debbouze, joué en 2004 par l’artiste d’origine marocaine Jamel Debbouze. Scaccia se penche en particulier sur les procédés linguistiques et discursifs utilisés pour construire une identité collective autre, qui contraste avec l’image médiatique des jeunes de banlieue et qui, par conséquent, déclenche un processus de remise en question d’un ethos préalable. Comme le souligne le titre, l’humoriste met « en scène son vécu (de jeune qui a grandi dans la banlieue), debout devant son auditoire, se dressant contre un certain ordre des choses, de toutes ses forces (100%) » (p. 92). Par un « contre-discours réparateur » (p. 94), il aboutit à une dimension identitaire liée non seulement à l’interaction entre l’artiste et son public, mais aussi et surtout aux rapports entre le jeune de banlieue qu’il a été et les jeunes de banlieue d’aujourd’hui. L’ironie et l’autodérision constituent alors des instruments aptes à renverser les stéréotypes sociaux qui déterminent une conception partielle et généraliste du contexte concerné. À partir de l’interaction entre des instances singulières et collectives appartenant à des plans divers, l’identité collective de l’endogroupe se définit par opposition à celle d’un exogroupe influencé par la doxa médiatique.
La seconde section du volume, Identités collectives et singularisation, est introduite par l’essai de Yana Grinshpun, « Nous » et « vous » : la dynamique des identités universitaires antagonistes lors des blocages du printemps 2018 (pp. 109-127), où l’auteure s’intéresse aux manifestations discursives d’une identité collective transitoire. Elle prend en considération le cas des contestations universitaires de 2018, suscitées par la réforme des modalités d’accès en premier cycle proposée par la ministre Frédérique Vidal. Son étude montre que si les opposants au projet ministériel – étudiants et professeurs – se construisent une identité collective forte, s’inscrivant dans la mémoire collective de l’histoire universitaire et dans la tradition contestataire soixante-huitarde, les supporteurs de la réforme ne parviennent pas à créer un véritable collectif, leur perspective étant le plus souvent exprimée par des prises de position individuelles véhiculées, au niveau du discours, par un nous instable et qui tend à s’individualiser. Grinshpun analyse un corpus constitué d’une série de mails échangés entre les membres des deux groupes lors du blocage des facultés pour analyser, d’un côté, le dispositif énonciatif et les procédés argumentatifs actualisés et, de l’autre, l’ethos discursif et extra-discursif d’identités transitoirement conflictuelles, mais qui – dans des circonstances normales – sont censées manifester un même ethos communautaire. Dans ce cas aussi, l’analyse se concentre sur le jeu des pronoms et notamment sur la transformation d’un je singulier en un nous collectif, sur l’opposition entre un nous et un vous en tant que pôles d’une altérité et sur l’emploi d’un on inclusif, exprimant l’intégration dans une même entité énonciative. L’étude aboutit à une plus vaste réflexion portant sur les concepts d’ethos préalable, d’ethos dit et d’ethos montré.
L’article de Galia Yanoshevsky, L’identité de l’Un dans le regard de l’Autre : Israël dans les guides touristiques et la question du locuteur collectif (pp. 129-147), envisage l’interaction entre le singulier et le collectif comme un trait constitutif du guide touristique. L’auteure analyse en particulier les modalités de constitution de l’image collective du peuple qui habite le pays visité dans un genre où le locuteur « oscille entre l’individuel et le collectif, se représentant lui-même en tant que porte-parole d’une collectivité – celle de la culture visitée ou celle des visiteurs » (p. 132). En d’autres termes, l’auteur du guide, locuteur individuel ou collectif, peut véhiculer des points de vue divers : le sien, celui des visités ou celui des visiteurs. Le corpus qui est l’objet de l’analyse comprend des guides consacrés à Israël rédigés de 1948 à nos jours. En s’arrêtant sur les procédés scripturaux et visuels qui les caractérisent, Yanoshevsky considère en particulier le rôle des stéréotypes dans la représentation des collectivités culturelles. Cette représentation peut provenir d’une optique interne, émanant de la culture et des stéréotypes qui informent l’imaginaire des habitants du pays visité et qui relèvent d’un ethos collectif auto-attribué, ou d’une optique externe, celle du visiteur étranger, relevant d’un ethos collectif hétéro-attribué. Autrement dit, le regard porté sur l’Autre – qui motive et façonne le genre du guide touristique – peut suivre une trajectoire allant de l’intérieur vers l’extérieur ou, inversement, de l’extérieur vers l’intérieur, en devenant le centre d’irradiation de constructions identitaires différentes, mais qui dérivent toutes d’un espace discursif où le singulier et le collectif coexistent et s’enchevêtrent.
Dans l’essai La diversité culturelle comme « patrimoine commun de l’humanité » ou le pouvoir unificateur d’une métaphore (pp. 149-162), Irit Sholomon-Kornblit explore les procédés rhétoriques par lesquels une organisation mondiale, l’Unesco, actualise un discours qui vise à construire une identité collective dépassant l’hétérogénéité de ses membres et légitimant son rôle de porte-parole de l’humanité. L’analyse se concentre en particulier sur la métaphore « patrimoine commun de l’humanité », qui transforme la diversité culturelle en une valeur contenue dans le collectif désiré. L’étude rhétorique de cette expression, ainsi que de sa mémoire discursive, est suivie de l’examen des lexèmes qui la composent, envisagés selon une approche à la fois historique, sémantique, discursive et argumentative. La Déclaration de l’Unesco de 2001 témoigne ainsi de la constitution d’une identité groupale aux valeurs bien définies, valeurs parmi lesquelles la préservation du patrimoine collectif, l’attention accordée à l’environnement et la responsabilité envers les générations à venir jouent un rôle de premier plan. Le discours construit autour de ces valeurs – qui sont profondément ancrées dans la culture occidentale et qui, dans une certaine mesure, négligent « l’“autre” partie de l’humanité » (p. 161) – est cependant indispensable aux institutions internationales, leur identité étant liée à la construction d’une dimension collective qui réclame un effort d’uniformisation et de gommage de la diversité.
La contribution de Paola Cattani, Écrivains ou diplomates ? Hommes de lettres et construction discursive de l’identité européenne à la Société des Nations (pp. 163-175), analyse l’un des premiers débats sur l’Europe et explore, elle aussi, les voies qui mènent à une construction identitaire visant à surmonter les différentes perspectives individuelles et nationales. En examinant les procès-verbaux d’un colloque organisé en 1933 par l’Institut International de Coopération Intellectuelle de la Société des Nations, l’auteure se focalise sur l’analyse des procédés discursifs grâce auxquels les nombreux écrivains qui y participent essaient de dépasser la diversité de leurs positions, pour parvenir à une conception commune de l’identité européenne. Au cours du débat, ils parlent non seulement en tant qu’écrivains, mais aussi en tant que représentants de leur pays d’origine. S’insérant dans un cadre international très complexe, celui des années de tension et de déséquilibre qui ont suivi la Grande Guerre, leurs interventions ne peuvent se caractériser que par une attitude diplomatique, actualisant ainsi un « ethos moyen », de la médiation. À partir de la notion de « co-construction dialogique des points de vue » – qu’elle emprunte à Élisabeth Nonnon et à Alain Rabatel – Cattani montre que l’identité européenne se définit graduellement au cours du colloque, par une activité argumentative qui vise à construire une idée partagée de l’Europe. On assiste alors aux tentatives et aux efforts pour parvenir à l’élaboration d’une vision commune, fondée sur une identité avant tout culturelle et sur des valeurs de non-belligérance qui opposent l’esprit européen aux intérêts des puissances nationales. Le procédé de la co-énonciation favorise l’interaction entre le singulier et le collectif, entre le statut d’écrivain et celui de diplomate, et détermine des changements affectant aussi le style des interventions, qui deviennent peu à peu moins soignées, brèves et riches en allusions au discours de l’Autre. En renonçant à leur parole auctoriale, ces écrivains réussissent ainsi à jeter les fondements d’une identité collective qui est encore au centre du débat public actuel.
L’article de Patricia Kottelat, Contre une guerre sans nom et sans date : la Fnaca, entité générationnelle singulière – Parcours diachronique (1958-2016) (pp. 177-192), porte sur la construction de l’identité collective de la Fédération nationale des anciens combattants en Algérie, Maroc et Tunisie, qui se constitue en 1958, quatre ans après le début du conflit ou, selon la formule officielle, des « opérations de maintien de l’ordre ». Par rapport à d’autres associations d’anciens combattants, la Fnaca vise d’abord à révéler la nature d’un engagement militaire qui correspond en réalité à la dernière guerre coloniale de la France et à reconnaître aux soldats qui y ont participé leur statut effectif de combattants ainsi que tous les droits qui devraient en dériver. L’auteure présente une étude diachronique de la dimension identitaire de la Fédération (de 1958 à 2016), en s’appuyant sur un corpus que constituent les parutions mensuelles de son organe de presse. Kottelat analyse en particulier les traits qui caractérisent le dispositif énonciatif et argumentatif mis en œuvre et notamment les configurations témoignant d’une identité et d’un ethos collectifs qui évoluent selon les conditions du contexte socio-historique. L’analyse repose sur l’observation de trois phases : inaugurale (fondation et années 60), de consolidation (années 70, 80 et 90), dysphorique et puis d’adaptation (à partir de 2000). Si, au début, les instances du singulier et du collectif semblent coïncider (années 60), on s’aperçoit qu’il existe également des moments de juxtaposition (années 70, 80, 90), de tension et de rétablissement de l’équilibre initial (années 2000), ce qui aboutira à un véritable remodelage de l’identité collective. En ce qui concerne la dimension éthotique, on remarque plusieurs passages: ethos de combattant humilié (années 60), de citoyen privé de ses droits (années 70 et 80), de tenant des valeurs démocratiques (années 90 et 2000) et enfin de garant de la vérité historique (depuis 2002). De toute façon, les changements qui marquent l’identité groupale de la Fnaca n’arrivent pas à effacer un noyau matriciel constitué de valeurs de pacifisme et d’antifascisme autour desquelles s’agglutine le nous idéologique d’une collectivité blessée dans sa propre mémoire.
Le volume se clôt par l’essai de Stefano Vicari, Identité(s) collective(s) des poilus entre presse officielle et correspondances privées (pp. 193-207), centré sur les configurations discursives de l’identité collective des soldats de la Grande Guerre dans des textes journalistiques et épistolaires. L’auteur explore, d’un côté, une construction identitaire officielle émanant des journaux de l’époque et, de l’autre, une dimension groupale qui émerge des lettres des poilus, le plus souvent en réponse à l’identité qu’on leur attribue de l’extérieur. En ce qui concerne le corpus « presse », qui comprend les 7 premiers numéros, publiés après l’entrée en guerre, d’un journal institutionnel, d’un journal socialiste et d’un journal nationaliste, Vicari analyse les stratégies énonciatives en s’appuyant sur les notions de sur-énonciation, de co-énonciation et de sous-énonciation. Pour ce qui est du corpus « correspondance privée », constitué d’environ 1500 lettres rédigées entre 1914 et 1918, il prend en considération des phénomènes de polyphonie, de diaphonie, de reprises en écho ironiques et/ou critiques du discours de la presse afin d’observer en particulier les marques discursives qui mettent en lumière la dialectique du singulier et du collectif. Tout en appartenant à une dimension essentiellement privée, les lettres des poilus circulent aussi dans l’espace discursif public : elles passent au crible de la censure, font l’objet de lectures devant des groupes d’amis et de voisins, paraissent dans des recueils ou dans les journaux. L’auteur montre que, si la presse tend à adhérer au discours officiel et à construire pour les soldats une identité générique et partielle, ces derniers rejettent toute attribution identitaire exogène, en essayant constamment de redéfinir les frontières entre eux et les autres (officiers, politiques, journalistes, civils) et de façonner une identité collective appartenant uniquement à ceux qui combattent au front.
Par un examen attentif de l’affirmation discursive de constructions identitaires issues de domaines divers (politique, institutionnel, ethnique, culturel), les contributions réunies dans ce volume proposent des analyses innovatrices et ponctuelles qui éclairent la centralité des rapports entre le singulier et le collectif, en envisageant ces instances non pas en termes d’opposition, mais de coexistence, d’échange et de continuité. Elles mettent en évidence que les outils qu’offrent la rhétorique, l’analyse du discours et l’argumentation peuvent se changer en moyens essentiels pour approfondir un thème clé dans le débat public actuel et révèlent jusqu’à quel point le discours contribue à définir le rapport entre le moi et le monde, entre l’individu et la société, entre l’Un et l’Autre. Comme l’observe Ruth Amossy (2010 : 156), « un équilibre changeant et toujours à renégocier s’établit entre la présentation de la collectivité et celle de la personne singulière, entre ce que mon discours montre du collectif au nom duquel il parle et la mise en scène qu’il effectue de moi ». C’est dans le labyrinthe des voies menant à cet équilibre que cet ouvrage collectif essaie de pénétrer, en illustrant la nature à la fois singulière et collective de l’identité, ainsi que de sa dimension éthotique, et en montrant que tout positionnement dans le monde, qu’il soit individuel ou groupal, se réalise aussi (et surtout, ajouterons-nous) dans et par le langage.
Per citare questo articolo:
Annafrancesca NACCARATO, « Recension : PAISSA, P., KOREN, R., (dir.), Du singulier au collectif : construction(s) discursive(s) de l’identité collective dans les débats publics , Limoges, Lambert-Lucas, 2020, pp. 244», Repères DoRiF, Ateliers Didactique et Recherches, n. 2 – La didactique de l’erreur, Fédération Alliances Françaises d’Italie et DoRiF Università, Roma dicembre 2020, https://www.dorif.it/reperes/annafrancesca-naccarato-recension-paissa-p-koren-r-dir-du-singulier-au-collectif-constructions-discursives-de-lidentite-collective-dans-les-debats-publics-li/
ISSN 2281-3020

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