Christophe Premat
Le modèle suédois à l’épreuve de la crise sanitaire dans la presse française
Christophe Premat
Département d’études romanes et classiques
Université de Stockholm
christophe.premat@su.se
Résumé
L’objectif de l’article est d’analyser les évolutions de la référence à l’expression « modèle suédois » dans la presse française durant la pandémie. La période retenue (mars 2020 – mars 2021) alimente un corpus de 132 articles comportant les références au « modèle suédois » dans les titres et/ou dans les contenus. L’analyse longitudinale du corpus fait apparaître des connotations relativement négatives de ce modèle avec une volonté d’accentuer la distance entre la France et la société suédoise. En outre, l’analyse d’une série d’articles révèle un usage du discours rapporté pour pouvoir décrire en profondeur et juger de l’évolution du modèle suédois. Les résultats de la recherche illustrent une démarche beaucoup plus nuancée des journalistes français qui s’interrogent sur la pérennité du modèle suédois.
Abstract
The Swedish model tested by the health crisis in the French press
The aim of the article is to analyze the changes in the reference to the expression « Swedish model » in the French press during the pandemic. The period chosen (March 2020 – March 2021) feeds a corpus of 132 articles including the references to the « Swedish model » in the titles and/or in the content. The longitudinal analysis of the corpus reveals relatively negative connotations of this model with a desire to accentuate the distance between France and Sweden. Moreover, the analysis of a series of articles highlights a systematic use of the reported discourse to be able to describe in depth and judge the evolution of the Swedish model. The results of the research illustrate a much more nuanced approach by French journalists who question the sustainability of the Swedish model.
Introduction
Dans le contexte de la pandémie, lorsque les autorités émettent des recommandations, elles partent du principe que celles-ci seront suivies. Dans les pays nordiques, c’est ce que nous appelons la ‘liberté sous responsabilité’. Il y a une réciprocité : les citoyens ont confiance dans les recommandations qui leur sont données ; il n’est donc pas nécessaire de mettre en place un système de contrôle,
déclarait l’historien Lars Trädgårdh dans une interview donnée au Monde le 10 avril 2020[1]. En effet, la décision politique du gouvernement suédois de ne pas confiner ses habitants a été remarquée dans les médias du monde entier au cours du printemps 2020. L’exception suédoise a été commentée avec une attitude tantôt admirative tantôt sarcastique selon les points de vue exprimés. En effet, de nombreux pays ont été à la recherche d’un modèle sanitaire permettant de trouver les politiques publiques adéquates pour freiner la progression de la pandémie. Les approches singulières ont ainsi été regardées avec attention comme ce fut le cas de la Suède, qui, avec son expert officiel de l’Agence publique de santé, a choisi une stratégie moins radicale en matière de lutte contre la pandémie en optant pour le non-confinement. Ces positionnements en situation d’urgence ont eu une influence sur la perception de modèles, comme si toute décision gouvernementale était à interpréter en termes culturels. La crise pandémique a également subi une « infodémie » avec une inflation d’informations affectant à la fois la communication et les systèmes institutionnels (DE ROSA et al. 2021 : 13). En outre, l’aspect de traduction entre en ligne de compte dans l’interprétation des politiques publiques de santé des autres pays (DESCOMBES 1998). Dans la presse française, les références au « modèle suédois » se sont multipliées ces dernières années avec notamment une image globalement positive dans les quotidiens et hebdomadaires nationaux et régionaux (PREMAT 2020). Depuis le début des années 2000, l’expression « modèle suédois » a des connotations positives et représente un idéal sociétal d’équilibre avec une compétitivité économique accompagnée par un confort social. Les journalistes se font les relais de ce discours en comparant régulièrement les évolutions économiques et sociales de la France à la Suède (LEFEBVRE 2018). Avant les années 1980, ces références se manifestaient par une curiosité vis-à-vis du modèle de l’État-Providence (PARENT 1970 ; VERGNON 2015) ; depuis le début des années 1990, ce modèle tend davantage à incarner une modernité sociale du point de vue de la relation au travail et de l’égalité hommes-femmes[2]. Est-ce que le discours journalistique français a varié sur l’approche suédoise au cours de cette période dramatique ?
L’analyse du discours offre un terrain privilégié pour comprendre les facteurs explicatifs d’une scène journalistique énonciative où les références culturelles peuvent laisser transparaître des jugements normatifs à tendance essentialiste. Certes, les éditorialistes ont vocation à orienter l’opinion en proposant une interprétation de l’actualité, mais ces jugements normatifs peuvent se retrouver dans d’autres types d’articles. Le commentaire est souvent ce qui permet de modifier le caractère d’un discours en lui prêtant de nouvelles connotations en fonction du contexte (FOUCAULT 1971 : 26-27). Les imaginaires sociaux sont traversés par ces discours qui se transforment et altèrent sans cesse le contenu de certaines représentations sociales (TAYLOR 2004). Ces discours permettent également de rendre compte de l’évolution de ces imaginaires en fonction des émotions collectives. La stéréotypie n’est plus simplement ce qui caractérise la réduction de sens, elle est au contraire ce qui vient se nicher dans la validation de topoï communs à un ensemble social (AMOSSY, HERSCHBERG-PIERROT 1997 : 99). Il importe ainsi d’étudier les traces concrètes de ces discours en se limitant aux articles de presse qui sont à leur tour repris et commentés au sein de blogs et de réseaux sociaux.
Nous avons opté pour un choix de corpus où l’expression « modèle suédois » apparaît soit dans le titre, soit dans le corps de l’article. L’objectif de cette étude est de repérer le type de publications faisant référence à ce modèle et d’analyser les expressions utilisées pour décrire la stratégie sanitaire suédoise dans les journaux français. Nous pourrons ainsi observer s’il y a une persistance d’un modèle suédois positif dans le discours journalistique français au cours de la crise de la Covid-19. Plus généralement, il s’agit de savoir si les comparaisons des stratégies sanitaires ne rebattent pas les cartes en ce qui concerne la perception des « marques nation » dans le discours journalistique français (KOTLER 1993). Nous avons une rupture dans la mise en récit d’un modèle fondé sur l’équilibre entre libertés individuelles et responsabilité sociale au profit d’une recherche de compréhension de la stratégie sanitaire suédoise. L’analyse critique du discours offre de ce point de vue un cadre adapté pour comprendre la manière dont ces énoncés circulent (NAHON-SERFATY 2015).
1. Choix du corpus et méthodologie
Il existe bien des articles de journaux, des émissions télévisées faisant régulièrement l’apologie d’un art de vivre suédois et plus généralement nordique. En l’occurrence, la radio France Culture consacre régulièrement des émissions centrées sur ce modèle[3] pour en comprendre les mécanismes. Il serait possible de constituer un corpus d’articles consacrés à la Suède, mais ce qui nous intéresse, c’est la manière dont un discours journalistique valorise un éthos différent et comment ce discours frise l’essentialisation d’une référence culturelle (AMOSSY 2010). C’est pour cela que nous avons exclu un corpus trop large comprenant tous types de références à la Suède. Nous nous sommes ainsi limité à la citation de l’expression « modèle suédois » qui participe de la construction d’un discours au sens d’énonciation d’une vision du monde. Les recherches antérieures ont mis en évidence une multiplicité d’allusions positives à ce modèle depuis une quarantaine d’années (PREMAT 2020), avec un usage de plus en plus consacré dans la presse française (AUCANTE 2015).
Il s’agit ici de comprendre si le discours sur la pandémie a relativisé ou au contraire renforcé les effets d’exotisme de ce « modèle suédois ». La période retenue s’étend du 1er mars 2020 au 1er mars 2021 afin d’apprécier les références à cette expression dans la presse française au regard des différentes politiques de santé publique élaborées par les gouvernements. Pour sélectionner le corpus, nous avons utilisé la base de données Nexis Uni qui rassemble notamment les quotidiens et hebdomadaires aussi bien nationaux que régionaux en France. Cette base de données intègre également une série de publications francophones.
La recherche s’appuie sur un corpus de 132 articles provenant de versions papier et en ligne, ce qui correspond à une taille totale de 139.943 mots. Dans ce corpus, l’expression « modèle suédois » apparaît soit dans le titre, soit dans le corps de l’article, soit dans les deux. Le tableau 1 révèle que ce sont avant tout les quotidiens nationaux qui utilisent le plus cette expression au cours de cette période.
En effet, seuls Le Progrès et Ouest France contiennent des articles avec l’expression « modèle suédois » tandis que les autres titres de presse comportant ces articles sont des quotidiens et hebdomadaires nationaux. Si on entre dans le détail de l’analyse du profil de ces articles, 59 proviennent de quotidiens, 26 de magazines, 25 sont des publications sur le site web, le reste appartenant à diverses publications.
2. Le titre comme indicateur de tendances
L’étude des titres de presse consiste en réalité à rassembler une quantité de connotations dans plusieurs journaux et hebdomadaires pour pouvoir dégager une tendance de fond (CHARLOT 1967 : 116). Il s’agit de comparer les articles dont les titres comportaient l’expression « modèle suédois », le tableau 2 récapitulant le profil de ces articles. Les titres mettent déjà en évidence une vision mitigée de cette expression et témoignent d’un discours rapporté (LACAZE 2016).
Mis à part une publication liée à l’économie, les autres titres insistent sur une rupture du modèle suédois vanté dans la presse francophone. Les connotations négatives apparaissent dans cette série de titres avec les expressions « les limites », « la fin », « le modèle suédois n’en est plus un », « remis en cause », « en question », le verbe « vacille » et l’adverbe « dangereusement ». Dans l’article du Courrier de l’Ouest, la responsabilité du gouvernement et des experts suédois est pointée avec une interview d’un professeur d’épidémiologie, Bo Lundbäck, qui a fait partie des vingt-deux chercheurs ayant remis en cause la stratégie de l’Agence publique de santé dans une tribune publiée en avril 2020. L’article rapporte des propos avec notamment une phrase de l’expert qui est sans concession : « ‘les autorités et le gouvernement ont bêtement cru que l’épidémie n’atteindrait pas du tout la Suède’ »[6]. Cette phrase est entièrement citée, elle permet de justifier le point de vue du journaliste qui y voit une remise en question de la stratégie sanitaire suédoise.
Dans d’autres articles, le contenu est beaucoup plus nuancé et fait apparaître quelques caractéristiques dont la confiance et l’autodiscipline comme étant les éléments les plus décisifs dans la lutte contre la propagation de la pandémie. C’est l’article du Monde du 28 mai 2020 qui choisit une approche nuancée de la stratégie sanitaire suédoise :
Bon élève à imiter, ou contre-modèle à fuir ? Le royaume scandinave est l’un des rares pays occidentaux à ne pas avoir confiné sa population de 10 millions d’habitants. Alors que la levée des mesures restrictives s’amorce ou se prépare dans la plupart des pays touchés, beaucoup y cherchent une sorte de recette miraculeuse pour sortir de la paralysie sans risquer de faire repartir l’épidémie. Quitte à nourrir une vision très sélective du ‘modèle suédois’[7].
Cet article contient des propos rapportés du Premier ministre suédois Stefan Löfven et de l’expert officiel de l’Agence publique de santé, Anders Tegnell. Le nom de Tegnell est d’ailleurs évoqué à 75 reprises dans notre corpus contre 26 pour Stefan Löfven, preuve du rôle incontournable de l’expert de santé qui a été une référence constante dans le débat suédois. Le nom « royaume » revient dans plusieurs articles comportant l’expression « modèle suédois » avec un renforcement de l’exotisme du modèle. Nous avons ainsi repéré 44 occurrences du mot « royaume » dans notre corpus, que ce soit « royaume scandinave », « royaume nordique » ou « royaume du Nord ». Il existe bel et bien la volonté de décrire une attitude vis-à-vis de la crise pouvant expliquer le choix de politiques publiques originales. Ainsi, en insistant sur la différence de régime politique (le royaume là-bas contraste avec la république ici), de nombreux articles renforcent cette distance culturelle entre les approches. On pourrait à ce titre parler non pas de « référentiel » de politiques publiques, mais de « différentiel » tant les contrastes sont soulignés (MULLER 2009)[8].
3. Les marqueurs des évaluations à portée normative dans la presse française
La plupart des articles traitant de la stratégie sanitaire suédoise en référence au « modèle suédois », contiennent des éléments de discours rapporté, soit sous la forme d’incises postposées, soit sous la forme de citations complètes. De nombreux articles tentent de repérer les facteurs expliquant le choix d’une stratégie de non confinement des autorités suédoises à l’instar du Progrès le 24 mars 2020 :
comme au Royaume-Uni initialement, ou aux Pays-Bas, on mise en Suède sur la stratégie de l’immunité collective. Du dépistage, de l’isolement, mais surtout un pari sur la force collective. Le pays pourra-t-il tenir, seul, dans cette voie ? Encore faut-il que le système de santé suédois tienne le choc, alors qu’il est souvent présenté comme l’un des moins généreux en lits d’hôpitaux. ‘Notre système sanitaire est de haut niveau’, pense Johanna Frändén, ‘et les Suédois sont plus jeunes en moyenne que les Italiens, en meilleure santé, et fument beaucoup moins’. Une hygiène de vie qui pourrait en sauver ? À tous les niveaux, ce modèle suédois peut interpeller. En 2017, Emmanuel Macron expliquait y voir ‘une véritable source d’inspiration[9].
Le discours rapporté de la journaliste suédoise, apparaissant sous la forme d’une incise postposée (« pense Johanna Frändén ») apporte une légitimité aux propos tenus. Ici, on se rapproche d’« un discours narrativisé qui construit une occurrence de parole sans en développer le contenu » (NITA, HANOTTE 2007 : 227). De cette manière, les citations permettent de donner des raisons expliquant l’usage des recommandations. Le journaliste ne peut s’empêcher de penser ce modèle de manière interculturelle en interaction avec la situation française, d’où la citation d’Emmanuel Macron de 2017 au sortir de la campagne des élections présidentielles. En l’occurrence, dans notre corpus d’articles, du point de vue des personnalités politiques les plus nommées en référence directe à ce modèle, Stefan Löfvén y figure à 13 reprises contre 9 pour Emmanuel Macron. Boris Johnson est nommé à 7 reprises pour deux raisons : d’une part, Boris Johnson a évoqué ce « modèle » en début de crise du coronavirus avec cette volonté d’immunité collective et d’autre part, l’expert officiel de l’Agence suédoise de santé publique, Anders Tegnell, s’était appuyé sur des études britanniques portant sur cette idée d’immunité collective (flockimmunitet en suédois)[10].
Nous avons pu trouver des articles détaillant les facteurs expliquant les choix singuliers du gouvernement suédois en pleine crise sanitaire à l’instar d’un article de Libération datant du 6 mai 2020 : « Depuis l’arrivée du coronavirus le modèle suédois est revenu à la mode, les médias s’interrogent sans cesse sur les raisons qui permettent à ce pays d’avoir fait un choix unique dans le monde des pays riches »[11]. Selon le journaliste, ce modèle collectif explique pourquoi les individus en Suède ont tendance à suivre les recommandations du gouvernement et de l’Agence publique de santé. Il est fait référence à un rapport remis au gouvernement en 2018 dont le titre est « Styra och leda med tillit » (« Gouverner et diriger/conduire par la confiance »)[12]. La « confiance et la stabilité » sont les éléments-clés de ce modèle culturel avec notamment, selon le rapport cité dans l’article, l’introduction de l’impôt en 1766 en contrepartie d’une transparence des comptes publics des paroisses.
En réalité, en allant au-delà de ce rapport il faut comprendre qu’il n’y a pas dans cette confiance un aspect mouton de Panurge comme on a souvent tendance à le croire en Europe latine. J’ai cité les paysans et l’impôt, mais hérités des Vikings ou du Moyen Âge nombre d’autres droits sont présents dans l’imaginaire moderne du rapport au pouvoir. Par exemple l’allemansrätt pré-chrétien, le droit pour toute personne en cas de nécessité de s’abriter, ou même se nourrir, sur un terrain privé. Ou bien les premières lois édictées par des communautés villageoises, écrites au XIIIe siècle après l’introduction du christianisme le furent dans la langue locale, non en latin, et il était bien précisé qu’elles valaient pour tout le monde, les pauvres comme les riches et le roi[13].
Ainsi, la réaction du gouvernement et des autorités sanitaires suédois se justifie par un modèle socio-historique. Les Vikings, les communautés villageoises, les premières assemblées nordiques et par la suite Martin Luther sont convoqués pour montrer l’enracinement d’une responsabilité individuelle dans une approche historique. Il y a ainsi une volonté d’expliquer une réaction des autorités à partir d’une perception socio-historique des mentalités (AMOSSY, HERSCHBERG-PIERROT 1997 : 44). Le discours rapporté ne prend pas ici la forme de citations, il est directement intégré à une narration au discours indirect, avec quelques références en suédois qui sont laissées telles quelles dans l’article pour renforcer l’argumentaire et donner un effet d’authenticité.
On ne dira jamais assez l’importance qu’a ce fonds religieux dans toute la Scandinavie mais qui doit être pris pour ce qu’il est, non pas une croyance importée mais un ciment qui a réuni des éléments d’une manière de penser le monde[14].
C’est ici que l’article, qui propose une analyse détaillée du modèle suédois, conclut sur l’aspect religieux en frisant l’essentialisme pour expliquer l’attitude singulière des autorités suédoises. On retrouve des analyses similaires dans un article du Figaro du 19 novembre 2020 où cette fois, le journaliste inclut le discours rapporté d’un historien suédois :
cela vient du protestantisme, qui insiste sur la responsabilité individuelle, mais aussi de notre tradition politique’, explique l’historien Lars Trädgårdh. Dans notre contrat social il n’y a pas des sujets passifs qui attendent les instructions de l’État, mais plutôt une relation de réciprocité avec des citoyens qui sont capables de prendre leurs responsabilités. On n’a pas besoin de policiers pour nous dire quoi faire car on a ce policier en nous, assis sur notre épaule, qui nous parle à l’oreille[15].
C’est d’ailleurs l’une des caractéristiques récurrentes de ces articles sur le « modèle suédois » qui ont une tendance à utiliser le discours rapporté soit par le biais de citations directes d’experts suédois, soit par certains propos rapportés et énoncés entre guillemets et en italique.
D’autres articles décrivent plus strictement les philosophies française et suédoise quant à la lutte contre la progression et les conséquences de la pandémie, comme par exemple dans Le Monde le 27 mai 2020. Dans le contenu de l’article, les journalistes William Audureau, Anne-Françoise Hivert et Maxime Vaudano reviennent sur la spécificité suédoise dans l’approche de la gestion de la Covid-19. L’article repère la « responsabilité individuelle », « l’autodiscipline » (le verbe « s’auto-discipliner » est même mentionné), le « civisme » par opposition à la « coercition »[16]. Le discours rapporté d’experts de la Suède permet de justifier cette différence de philosophie entre le choix d’une stratégie de confinement et celle des recommandations. Malgré tout, vers la fin, l’article érige la Suède en forme de contre-modèle en insistant sur l’impossibilité de transposer cette approche à la France.
Mises bout à bout, toutes ces spécificités empêchent de calquer l’exemple suédois sur la France, et de savoir s’il aurait vraiment été efficace. Cet exercice d’ « épidémiologie-fiction » est d’autant plus délicat que France et Suède n’ont pas été touchées au même moment : le royaume du Nord a eu davantage de temps pour s’y préparer, alors que la France a été contrainte d’agir dans l’urgence. Une modélisation réalisée fin avril par des épidémiologistes français permet de prendre la mesure du risque que la France encourait sans confinement : 23% de la population française aurait pu être infectée, et plus de 60.000 personnes supplémentaires auraient pu mourir en un mois, rien que dans les hôpitaux[17].
Cette conclusion de l’article montre que les journalistes tiennent à différencier ces approches en fonction des circonstances et de la densité démographique. Les références aux faits et aux projections des experts mettent en évidence une distance vis-à-vis de l’approche sanitaire suédoise, plusieurs passages dans l’article mettant en question la pertinence de cette stratégie[18].
Il existe néanmoins un article d’Anne-Françoise Hivert qui lie les différentes facettes du modèle suédois pour expliquer la manière dont le gouvernement aborde la crise de la pandémie. C’est l’un des rares articles à détailler un modèle global basé sur un tournant important dans les années 1990, où l’action publique a été privatisée dans les domaines de l’éducation et de la santé publique. L’article évoque le terme de « valfrihet » (libre choix) à propos de la manière dont le système scolaire a été réformé :
apparu au début des années 1990 dans le débat public, le concept s’est imposé pour justifier une des plus importantes transformations de l’État-providence suédois : la privatisation d’une partie de son secteur public, financée par le contribuable, au profit de sociétés à capitaux à but lucratif, dont certaines sont même cotées en Bourse[19].
En s’appuyant sur des citations, l’article détaille la transformation du modèle suédois social-démocrate (entre les années 1930 et 1980) vers un modèle suédois « néolibéral ». L’article va jusqu’à montrer comment le pays a réussi à transformer l’école en un marché en devenant le chantre du néolibéralisme :
En 1994, les sociaux-démocrates reviennent au gouvernement. Loin de faire marche arrière, ils vont accomplir, au nom du libre choix et de l’égalité, ce dont le chantre du néolibéralisme, Milton Friedman, rêvait, et qu’aucun autre pays, à part le Chili du dictateur Augusto Pinochet livré aux ‘Chicago Boys’ (des disciples chiliens du Nobel d’économie, formés à l’université Chicago), n’a osé mettre en place au niveau national »[20].
Cet article touche le cœur de l’organisation de la société suédoise en reliant toutes les réformes de ces dernières années. En prenant appui sur des interviews, la journaliste basée en Suède, apporte une image nuancée du fonctionnement des institutions de cette société. Elle commence par des citations d’une personne à la tête d’une municipalité. On repère dans le texte une construction détaillée entre le discours rapporté et traduit des acteurs (le chef d’un exécutif local suédois, une enseignante, une directrice de maison de retraite) et le discours rapportant, c’est-à-dire la manière dont la journaliste introduit le discours rapporté (NITA, HANOTE 2007 : 219). Les citations du maire suédois sont rapportées et traduites sous la forme de phrases placées entre guillemets et en italique. Par la suite, l’article reprend des expressions et des mots de ces différentes personnes, mais c’est le discours rapportant qui ajoute par la suite des références aux « Chicago boys » pour qualifier l’évolution du modèle suédois. Dans ce déplacement entre les différentes formes de discours rapporté, le discours rapportant peut ainsi abriter un jugement normatif sur les caractéristiques du modèle suédois.
Certains articles effectuent des emprunts à la langue originale à l’instar du terme suédois lågom qui signifie « modérément » et qui est difficilement traduisible :
Au moment où l’articulation vie privée / vie professionnelle et la quête de sens deviennent des enjeux fondamentaux du recrutement, peut-être serait-il temps de revoir le rapport entre masculinité et travail, en s’inspirant du lagom, modèle suédois de la qualité de vie au travail, où le fait de rester trop longtemps au travail est vu comme un manque de performance ou d’organisation, et où l’équilibre vie privée / vie professionnelle est soutenu par de nombreux dispositifs[21].
Le mot suédois « lågom » n’est même pas indiqué en italiques, il est intégré de manière naturelle au texte. L’auteure de l’article, Anne Sarah Bouglé-Moalic, docteure en histoire, n’a cette fois pas recours au discours rapporté puisqu’elle propose une réflexion sur le télétravail qui s’inscrit dans l’évaluation des recommandations de l’Agence suédoise de santé publique. En d’autres termes, il est plus facile d’avoir ici une évaluation positive d’une tradition culturelle suédoise précise (équilibre de la relation entre mondes professionnel et privé) que de la politique sanitaire qui suscite globalement des réactions négatives.
4. Appréciation quantitative des résultats
L’analyse des résultats requiert également une approche systématique pour pouvoir évaluer les connotations de la référence au « modèle suédois ». Cette démarche implique de repérer les associations de mots récurrentes afin de pouvoir déterminer si pendant les premiers épisodes pandémiques, la perception du « modèle suédois » a évolué par rapport à un contexte antérieur où la mention du « modèle suédois » était nettement valorisée comme un exemple à suivre. Dans cette perspective, il importe de dégager une vue d’ensemble sur les expressions les plus fréquentes pour pouvoir comprendre par la suite les sentiments liés à la mention du « modèle suédois » (LIU 2015 : 19). En d’autres termes, il s’agit ici d’esquisser une analyse des sentiments exprimés à l’égard de cette référence pour voir s’il y a eu une inversion radicale due à l’attitude des autorités suédoises pendant la pandémie. Il importe de rappeler que tous les articles évoquant « le modèle suédois » ne portent pas uniquement sur le contexte sanitaire. Cependant, ce contexte peut influencer la manière dont les journalistes revisitent les caractéristiques générales de ce modèle. La figure 1 permet de voir les associations de mots les plus fréquentes autour de la discussion du modèle suédois.
Figure 1 : visualisation des mots utilisés dans le corpus autour du « modèle suédois »
Source : schéma obtenu à partir du corpus avec l’application nuagesdemots.fr
Le premier constat est que l’épreuve sanitaire convoque ce modèle de manière plus contrastée quand on repère les tournures négatives (« n’est », « n’a », « face »). À titre d’exemple, la tournure négative « n’est » est utilisée à 187 reprises dans le corpus. L’article du Monde du 9 octobre 2020 introduit la négation d’emblée dans le titre (« Le modèle suédois n’en est plus vraiment un »)[22]. Un autre article du Point datant du 26 novembre 2020 souligne quant à lui l’échec des autorités en condamnant la stratégie suédoise, le titre est « Covid : la fin du modèle suédois »[23]. Le tableau 3 permet de donner une perception affinée des occurrences lexicales que l’on retrouve le plus dans le corpus.
Le premier constat est celui d’une évaluation globale de ce modèle (« Suède », « pays », « France ») en temps de crise sanitaire (« pandémie », « virus »). Ce modèle est évalué en fonction des politiques de santé suivies en France et en Suède (« gouvernement », « confinement », « mesures »). L’adverbe « plus » vient ajouter des réalités statistiques dans la plupart des articles (« plus » de cas, « plus » de morts…) d’autant plus que l’emploi du terme « personnes » est très fréquent pour caractériser les bilans humains (les mots « décès » et « taux » sont répétés 118 fois dans le corpus). En outre, le nom « recommandations » revient à 63 endroits tandis que « restrictions » est employé 60 fois. De son côté, le mot « confiance » est écrit 82 fois. Même si le modèle suédois est interrogé avec prudence, il est décrit autour des mots « confiance » et « recommandations » (l’adverbe « chez » est utilisé à 103 reprises).
De surcroît, pour évaluer les sentiments associés à la description de ce modèle dans notre corpus, nous avons eu recours aux applications de Sentiment analysis[24]. Ces applications proposent une cartographie des émotions par rapport aux fréquences d’associations de mots et par rapport aux différentes connotations (HOBBS, GORDON 2011). Ainsi, il est possible de déterminer si une expression utilisée comporte des affects spécifiques susceptibles d’exprimer une bienveillance ou au contraire un regard critique. Pour les mentions du « modèle suédois » durant la période mars 2020-mars 2021, le résultat obtenu est celui d’un indice de 56.8% d’émotions négatives autour de la discussion de ce modèle. Cela signifie que la presse française évalue avec une relative sévérité l’évolution de ce modèle pendant la crise sanitaire sans pourtant le remettre radicalement en cause.
Conclusion
La pandémie a considérablement affecté la référence au « modèle suédois » dans la presse française. Le discours journalistique français a ainsi eu tendance à insister sur la distance avec ce modèle au regard de la stratégie sanitaire suivie. C’est donc bien dans une perspective interculturelle que ce modèle est appréhendé dans la presse. Les articles le mentionnant utilisent beaucoup plus des tournures négatives et des expressions péjoratives atténuant sa portée. Les journalistes français, qu’ils soient éditorialistes ou experts, ont émis des jugements politiques portant sur l’organisation de ce modèle sanitaire. Le corpus a également mis en lumière un usage très fréquent du discours rapporté avec une volonté d’insérer des citations de citoyens et d’experts suédois pour renforcer la légitimité de l’argumentaire du journaliste. Il est bien sûr trop tôt pour voir si la somme de ces jugements pourrait affecter la perception d’un imaginaire fortement valorisé dans le discours journalistique depuis des décennies. Pour cela, une étude des mentions de ce « modèle » dans d’autres types de médias comme les réseaux sociaux ou les blogs serait nécessaire. Il faudrait également par la suite compléter cette étude en comparant la perception de l’approche française dans la presse suédoise pour voir si on observe le même « différentiel » consistant à insister sur le contraste des politiques publiques suivies.
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TAYLOR, Charles, Modern Social Imaginaries, Durham and London, Dukes University Press, 2004.
VERGNON, Gilles. Le ‘modèle suédois’ : Les gauches françaises et l’impossible social-démocratie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.
[1] Lars Trädgårdh, « La Suède lutte contre la pandémie due au coronavirus à travers ‘la liberté sous responsabilité’ », Le Monde, 10 avril 2020, 1662 mots.
[2] Voir par exemple Marie Charrel, « Le modèle nordique fait toujours autant rêver l’Europe », Le Monde, 27 novembre 2016, 873 mots ; Jacques Hubert-Rodier, « Europe : Macron à la recherche du modèle nordique », Les Échos, 28 août 2018, 656 mots.
[3] https://www.franceculture.fr/emissions/le-tour-du-monde-des-idees/le-modele-suedois-est-il-encore-un-modele, 19 avril 2019 (Site consulté pour la dernière fois le 10 avril 2021). https://www.franceculture.fr/geopolitique/le-modele-suedois-de-lutte-contre-lepidemie-repose-sur-la-confiance, 21 avril 2020 (Site consulté pour la dernière fois le 10 avril 2021). https://www.franceculture.fr/emissions/les-carnets-de-leconomie/emilie-bourdu-14-le-modele-suedois-de-quoi-parle-t, 16 décembre 2013 (Site consulté pour la dernière fois le 10 avril 2021). Récemment, sur la question de l’attitude des autorités politiques en Suède, https://www.franceculture.fr/politique/elisabeth-elgan-lettre-de-suede, 27 mai 2020 (Site consulté pour la dernière fois le 10 avril 2021).
[4] Nous avons inclus cette référence provenant d’une version francophone de Luxemburger Wort.lu.
[5] L’article a fait l’objet d’une réactualisation avec un titre similaire que nous ne reportons pas dans le tableau.
[6] Le Courrier de l’Ouest, 17 avril 2020.
[7] Le Monde, 28 mai 2020.
[8] Pierre Muller insiste sur la fabrication de référentiels des politiques publiques à partir de mots d’ordre. C’est nous qui introduisons cette notion de différentiel à partir d’une perspective interculturelle.
[9] « En Suède, ‘le sens commun’ », Le Progrès, 24 mars 2020, 525 mots. Johanna Frändén, qui est citée dans l’article, est une journaliste spécialisée dans le sport et couvrant les pays d’Europe du Sud dont la France.
[10] « Boris Johnson au service de la reine et de la classe moyenne », Valeurs actuelles, 23 avril 2020, 1764 mots.
[11] « Le modèle de la Suède non confinée à l’heure du déconfinement », Libération, 6 mai 2020, 1058 mots.
[12] L’intégralité du rapport se trouve sur le lien https://www.regeringen.se/49d62e/contentassets/0aa3c27a6cee4f78830cd1f56844b087/styra-och-leda-med-tillit.-forskning-och-praktik-sou-201838.pdf (Site consulté pour la dernière fois le 10 avril 2021).
[13] « Le modèle de la Suède non confinée à l’heure du déconfinement », Libération, 6 mai 2020, 1058 mots.
[14] « Le modèle de la Suède non confinée à l’heure du déconfinement », Libération, 6 mai 2020, 1058 mots.
[15] Frédéric Faux, « Le ‘modèle suédois’ sans masque ni confinement approche dangereusement du point de rupture », Le Figaro, 19 novembre 2020, 750 mots.
[16] « Covid-19 : la Suède est-elle un modèle à suivre ? », Le Monde, 27 mai 2020, 2349 mots.
[17] Ibid.
[18] Anne-Françoise Hivert est la correspondante régionale du Monde, couvrant les pays nordiques. Elle est revenue sur la manière dont le coronavirus a modifié la perception de la Suède : « alors que le reste de l’Europe et même une bonne partie du monde se confinaient, y compris ses voisins nordiques, la Suède a eu recours aux recommandations plus qu’aux interdictions et s’est ainsi distinguée sur la scène européenne », https://www.lasuedeenkit.se/dans-loeil-du-cyclone-le-covid-entre-les-lignes/, 29 juin 2020 (Site consulté pour la dernière fois le 10 avril 2021).
[19] Anne-Françoise Hivert, « Le modèle suédois dans un drôle d’état », Le Monde, 10 octobre 2020, 3145 mots.
[20] Ibid.
[21] « Faisons du télétravail une chance pour l’égalité femmes-hommes », Ouest-France, 29 janvier 2021, 591 mots.
[22] Le Monde, « Le modèle suédois n’en est plus vraiment un », 9 octobre 2020, 3290 mots.
[23] « Covid : la fin du modèle suédois », Le Point, 26 novembre 2020, 804 mots.
[24] https://monkeylearn.com/sentiment-analysis-online/ (Site consulté pour la dernière fois le 10 avril 2021).
Per citare questo articolo:
Chistophe PREMAT, « Le modèle suédois à l’épreuve de la crise sanitaire dans la presse française » , Repères DoRiF, n. 24 – Constellations discursives en temps de pandémie, DoRiF Università, Roma luglio 2021, https://www.dorif.it/reperes/christophe-premat-le-modele-suedois-a-lepreuve-de-la-crise-sanitaire-dans-la-presse-francaise/
ISSN 2281-3020
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