Danielle Londei, Micaela Rossi
Réflexions sur le parcours intellectuel face à une problématique pédagogique. La pédagogie de l’erreur
Danielle Londei
Professore Alma Mater
Università di Bologna
danielle.digaetano@unibo.it
Micaela Rossi
Università di Genova
micaela.rossi@unige.it
Dans son célèbre Discours de la méthode (1637), René Descartes entendait par « méthode » des «règles certaines et faciles, grâce auxquelles tous ceux qui les observent scrupuleusement ne supposeront jamais vrai ce qui est faux, et parviendront, sans se fatiguer en efforts inutiles, mais en accroissant régulièrement leur savoir, à la connaissance exacte de ce qu’ils peuvent atteindre », suivant en cela un « plan réfléchi et déterminé d’avance » susceptible d’« indiquer les errements à éviter afin de parvenir à l’objectif que l’on s’est fixé ».
Deux grandes orientations peuvent être, à cet égard, distinguées. La première insiste sur l’aspect normatif et traduit une confiance absolue dans le progrès de la recherche. Alors, se référer à l’ensemble des procédés rationnels à mettre en œuvre pour aboutir à tel ou tel résultat s’apparente très souvent à une recension des techniques ayant fait leurs preuves et parfois même, à un catalogue de « recettes », de « règles » préétablies qu’il importe de suivre à la lettre. Mais, de façon plus profonde, et conformément à l’étymologie, une seconde acception met l’accent sur l’idée de « cheminement », et prend appui sur des « idées claires et distinctes » permettant de lutter de manière adéquate contre les prénotions, les évidences du sens commun ou les préjugés. De manière générale, nous sommes de la sorte confrontés au domaine du réfutable, des énoncés provisoires, où «rien n’est définitivement acquis» et où «tout doit être éprouvé», qu’il s’agisse de faits, de modèles, de règles ou de schématisations.
Cette démarche, face à notre problématique – celle de la pédagogie de l’erreur dans la classe de langue étrangère – que l’on raisonne sous l’angle de l’« objet » (logique de la preuve), du «parcours » ou de la « trajectoire » (logique de la découverte), doit répondre à l’exigence opérationnelle primordiale qui consiste dans la formulation de la problématique et dans l’élaboration des concepts ou des nomenclatures. De là, en conséquence, une réflexion sur les choix des critères de validation et d’évaluation, sur la place de la formalisation, sur la pertinence des typologies ou des taxinomies.
Dans cette optique, les paradigmes dont nous disposons relèvent de croyances de type ontologique et servent de base à des solutions partisanes. Cependant, s’il est vrai que les intérêts et les idéologies qui s’expriment dans tout processus pédagogique peuvent contribuer à assurer une audience, la réalité garde toujours le dernier mot, à condition toutefois que le droit à la critique puisse pleinement s’exercer.
En France, l’histoire, longuement refoulée, a nié la diversité linguistique incarnée par les élèves alloglottes et a été souvent le terrain d’un affrontement, d’une confrontation faite d’incompréhension. De fait, les réticences traditionnellement manifestées par les pouvoirs publics ne peuvent pleinement être comprises qu’au regard du culte exclusif que ce pays voue à la langue française, érigée en « religion d’État »[1].
Il est donc nécessaire, lorsqu’on affronte la question du concept d’erreur dans la langue française dans la classe de langue, que l’on tienne à l’esprit ce présupposé.
Les choses, dans ce domaine, ont certes évolué. Sur le fond de la création de l’Europe et de l’internationalisation des échanges, le plurilinguisme fait figure de nécessité incontournable et les institutions éducatives se doivent, désormais, d’avoir comme point d’ancrage une capacité à considérer les publics étrangers de manière respectueuse, en évitant de vouloir transformer les élèves d’autres pays en autant d’élèves abstraits dont on prétendrait une parfaite assimilation de la langue étrangère étudiée.
La question de la tolérance s’inscrit dans ce contexte, même si elle était par ailleurs au centre des discussions des hommes de lettres, des philosophes déjà au XVIIe siècle. Il suffit de citer des auteurs comme John Locke (XVIIe siècle) et Voltaire (XVIIIe siècle) pour s’en convaincre. Toutefois, l’extension à la tolérance intra et interlinguale, quant à elle, est plus récente en pédagogie et a été posée par les didacticiens des langues. Parmi ces derniers citons pour le français André Lamy, Rémy Porquier et Henri Besse.
Dans un essai de l’anthropologue italien Franco La Cecla (Le malentendu, BALLAND, 1997), la préface signée par Marc Augé reprend une affirmation, apparemment déroutante de l’auteur qui considère que la rencontre avec l’autre devient possible quand le malentendu commence…. On pourrait le dire à l’envers : toute rencontre engendre des malentendus, des malentendus souvent enrichissants, à condition que ceux-ci ne soient pas graves ou qu’ils vident de tout contenu l’idée de rencontre.
Si nous tentons un parallèle un peu osé de transfert de ce point de vue anthropologique vers la pédagogie de l’erreur linguistique, nous pourrions avancer l’idée qu’il existerait un malentendu/une erreur « bien entendu » qui serait porteur d’un revers positif s’il était appliqué au traitement de l’erreur dans la classe de langue.
Nous vivons une époque qui se réfère fortement au principe de l’évidence et de la transparence : on nous invite à communiquer, comme si nous savions une fois pour toutes comment s’y prendre… De fait, le plus important se situe dans la capacité de délimiter la notion de frontière de l’erreur : jusqu’où l’erreur est-elle admissible, voire participant du processus d’apprentissage ? La relecture de théoriciens du syncrétisme, de l’éclectisme (Christian Puren pour le FLE) peut offrir quelques éclairages dans cette direction.
Posons ici la problématique du comment affronter la pédagogie de l’erreur en amont, du point de vue scientifique, pour que successivement les orientations méthodologiques et les applications didactiques adoptées en classe soient rationnellement acceptables et acceptées par les acteurs impliqués (enseignants/enseignés). Un détour semble utile pour mener cette réflexion propédeutique au cadre et aux choix référentiels. Kant affirmait « l’intelligence d’une personne se mesure au nombre d’incertitudes qu’elle est capable de supporter ».
Conformément à la tradition philosophique occidentale, le terme de « science » ne renvoie ni aux sensations, ni aux passions, mais désigne la plus haute forme de savoir. Celui-ci est par essence théorique et spéculatif et répond à un idéal d’objectivation, régi par des lois et rendu par la suite intelligible à toute pensée rationnelle. Ainsi, les progrès enregistrés, dans tous les domaines, sont obtenus au terme d’un long cheminement ponctué par des essais et des erreurs. Chaque chercheur, chaque enseignant, dans son travail quotidien, s’insère au sein d’une communauté donnée, en proie très souvent à des doutes ou des incertitudes, des conflits ou des dissensions. Cette même expérience est vécue par l’apprenant du fait même qu’on lui demande aujourd’hui une participation active dans son parcours d’apprentissage,
Selon une présentation classique, la science est à la fois un processus, un produit et une éthique, par laquelle nous nous efforçons de comprendre le monde et la nature des choses, comme dans notre cas dont l’objectif final est d’apprendre à communiquer de manière efficace avec l’autre.
Dès lors que l’on se penche sur les procédures expérimentales ou que l’on s’intéresse à la mise à l’épreuve de théories, une place de plus en plus importante est réservée à la « composante opératoire ». Elle occupe l’axe central dans le domaine qui nous intéresse, puisque c’est la pratique en classe qui est l’objectif visé. Celle-ci présente plusieurs caractéristiques :
- les propriétés qui la définissent sont indépendantes de la nature particulière des objets auxquels elle s’applique ;
- cette procédure ne se fait pas de manière isolée mais s’intègre dans des réseaux linguistico-discursifs ;
- le terme clé est celui de la transformation.
Il est alors nécessaire pour commencer de décrire une « topographie » de la pédagogie de l’erreur, de la contiguïté de territoires qui s’entre-limitent, s’excluent, mais par cela même se touchent : de la norme/règle et son revers, la faute, à la réalité et sa pratique et son miroir, l’erreur. Autrement dit, il s’agit d’une part de la sphère théorique, abstraite, élaborée par les linguistes, les grammairiens et d’autre part, de la sphère issue de la pratique de classe, avec tous ses aléas, pris en charge par les enseignants de langue. Nous sommes d’emblée dans une « typologie de l’asymétrie » que nous illustrent les articles ici présents. Cette problématique n’est pas nouvelle en didactique du FLE. Une première prise de position consiste, comme toujours, dans l’intelligence et la qualité des solutions, à partir du lieu d’observation privilégié, soit la pratique de classe.
Si le langage – et la langue ajoutons-nous – sont, comme le dit Émile Benveniste, un instrument de communication, à quelles propriétés l’usage d’une langue et donc son enseignement/apprentissage doivent-ils se conformer ?
Si la langue étrangère devient un « objet » apte à servir d’instrument, prêt à transmettre la pensée, les émotions et à provoquer chez l’interlocuteur une réaction adéquate, on peut se demander sous un aspect plus technique, s’il s’agit bien de la langue dont nous parlons ou si nous ne la confondons pas avec le discours, c’est-à-dire la langue activée pour permettre la communication entre interlocuteurs ? Parler d’instrument à propos de la transmission de messages doit nous conduire à la prudence, car parler d’« instrument » c’est mettre en opposition l’homme et sa nature… or, « le langage est dans la nature de l’homme, il n’est pas fabriqué », comme nous le rappelle Benveniste[2]. Toutes les caractéristiques du langage, sa nature immatérielle, son fonctionnement symbolique, son agencement articulé, le fait qu’il est porteur de contenu, suffirait déjà à rendre suspecte cette assimilation à un instrument qui voudrait dissocier de l’homme la propriété du langage comme l’indique notre illustre auteur de référence. Pour que la parole soit porteuse, pour qu’elle assume sa fonction instrumentale ou véhiculaire, il faut qu’elle soit habilitée par le langage dont elle n’est que l’actualisation : « En effet, c’est dans le langage que nous devons chercher la condition de cette aptitude » (idem, p.259). C’est par le discours à la fois rationnel et subjectif que tout sujet met en acte sa capacité à communiquer et c’est sur cette base que la question du traitement de l’erreur va trouver son positionnement. Celui-ci implique que les différents acteurs du processus éducatifs vont devoir se mesurer selon les valeurs attribuées aux normes, aux règles, à la latitude d’erreur consentie, de la part des institutions, des méthodologues, des didacticiens et que ce cheminement aboutira au statut linguistique attribué à l’apprenant.
Auprès des philosophes, des historiens, des linguistes…, nous avons emprunté des outils intellectuels, des notions, des concepts, l’idée apparemment simple de mimétisme relationnel. Idée pas si simple, puisqu’elle se combine et se complique pour décrire la complexité du réel, c’est-à-dire le fait que les hommes s’imitent dans leur désir du même objet : ici, une langue à partager pour communiquer. Il importe peu que cette ligne droite soit dictée par la liberté ou le besoin, les deux sont logiquement équivalents.
Toutefois, l’entrée en scène du « médiateur », soit l’enseignant – celui qui imite le désir – transforme cette ligne droite en un triangle et métamorphose l’idée paradoxale de la parfaite spontanéité en médiation, en influence des autres et situe l’objet de notre problématique autour de l’erreur.
Les textes que nous soumettons à nos lecteurs veulent être des incursions, des explorations à l’intérieur d’un territoire miné par le contexte socio-culturel, représenté par le monde universitaire et l’institution scolaire. Ils se proposent d’offrir des approches didactiques applicables dans la classe, mais ces dernières proviennent en amont de points de vue théoriques partagés dont il faut, dans toute bonne formation des enseignants, connaître les présupposés.
Dans ce deuxième volet des « Ateliers Didactique et Recherche », réalisé dans le cadre de formation des enseignants de français langue étrangère, en collaboration avec la Fédération des Alliances Françaises en Italie, nous affrontons un thème important et délicat à la fois, celui de la pédagogie de l’erreur en classe de langue.
Ce thème se situe au cœur même de l’enseignement/apprentissage/évaluation : il présuppose une approche méthodologique bien déterminée et partagée dans le processus mis en place. De plus cette question a un impact puissant auprès des enseignants qui doivent l’introduire dans leur système d’évaluation de la progression d’enseignement/apprentissage, car elle représente une sorte de boussole de la direction à suivre, à rectifier au moment voulu. En outre, cette question est également ressentie comme étant vitale auprès des destinataires, les élèves, car au final ce sera à cette échelle que seront jugés les résultats obtenus par le groupe et par chacun. Enfin, cette question d’ordre pédagogique et didactique comporte une dimension subjective qui influence profondément le rapport entre les acteurs impliqués ; elle peut créer un lien harmonieux ou conflictuel selon la perception vécue de la part des différents acteurs et donc elle détermine une dimension dramatique dans l’interaction de la classe.
Au fond, cette mise en place de la pédagogie de l’erreur se présente comme un lieu théâtral (voir à ce propos les travaux d’Irvin Goffman), social et culturel. Les protagonistes jouent chacun un rôle prédéterminé, l’intrigue se développe le long du parcours didactique classique choisi (enseignement/apprentissage/évaluation) et débouche sur un final, à savoir la qualité des résultats obtenus dont dépend le succès ou l’échec de cette dramaturgie. C’est sans doute pour cela que cette problématique est abordée avec détermination mais aussi avec inquiétude car tout se joue et se mesure sur ces paramètres. Même si de nos jours, nous affrontons cet aspect de la didactique avec circonspection, nous le vivons de manière plus détendue que par le passé du fait même que la « faute » a été remplacée par l’« erreur », cette question a été en partie dépressurisée et donc vécue avec une tension mineure. Toutefois, elle demeure centrale dans le processus d’enseignement/apprentissage, à l’oral comme à l’écrit : elle requiert une correcte prise de conscience formative et une acquisition méthodologique compétente de la part de l’enseignant qui, à son tour, sera le vecteur et le médiateur pour affronter cette problématique en classe de langue.
[1] Bernard Cerquiglini, (2003), Le français, religion d’Etat ?, « Le Monde », 25 novembre.
[2] « De la subjectivité dans le langage », Problèmes de linguistique générale, 1, chap. XXI, TEL-Gallimard, 1966, pp. 258-259.
Per citare questo articolo:
Danielle LONDEI, Micaela ROSSI, « Réflexions sur le parcours intellectuel face à une problématique pédagogique. La pédagogie de l’erreur», Repères DoRiF, Ateliers Didactique et Recherches, n. 2 – La didactique de l’erreur, Fédération Alliances Françaises d’Italie et DoRiF Università, Roma dicembre 2020, https://www.dorif.it/reperes/danielle-londei-micaela-rossi-reflexions-sur-le-parcours-intellectuel-face-a-une-problematique-pedagogique-la-pedagogie-de-lerreur/
ISSN 2281-3020

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