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Danielle LONDEI, Primo intervento

La nouvelle donne de l’évaluation académique en Italie : à prendre ou à laisser ?

Danielle Londei
Università di Bologna

EVALUER, voilà le maître mot de notre table ronde d’aujourd’hui.
EVALUER les travaux autour de la traduction en vue des prochains concours universitaires.
Je voudrais vous soumettre, en amont, quelques réflexions que nous devrions garder à l’esprit avant de pénétrer dans le vif du sujet.
Evaluer comporte en soi une forte volonté et une exigence intellectuelle – avant même qu’ « académique » -, dans la mesure où il n’existe pas une évaluation « naturelle » des choses. Ainsi, le geste d’évaluer est toujours soutenu par une pensée qui peut obéir à des logiques différentes selon les cultures et les époques, et pour lesquelles nous devons prendre en considération la logique du système et la logique de l’inventaire.
Ces deux logiques nous conduisent à penser que le fait de classer les types de traduction est une opération qui révèlera les relations et leur organisation essentielle : on pourrait ainsi aboutir à une classification par genre, par théories de référence, par types de produits obtenus…
Mais avant tout, considérons que la traduction est un lieu d’accès aux savoirs et comporte un important enjeu car aujourd’hui se pose sérieusement la question du repérage des lieux du savoir dans le monde globalisé et nous habitons un monde où ces savoirs se dématérialisent toujours plus dans ce qu’il est convenu d’appeler la « société de la connaissance ». Cette nouvelle géographie des lieux du / des savoir(s) est mobile, instable : ces savoirs transitent en partie à travers la traduction et les nouvelles technologies, et occupent de nouveaux territoires. Ainsi, les corpus plurilingues, les dictionnaires en ligne, les traductions automatiques informatisées autant que les revues spécialisées et les éditeurs en ligne… déplacent les points de repères précédents, occupent des espaces grandissants, et nous obligent à réorganiser nos points d’ancrage. Dès lors le risque serait d’appliquer à la traduction la division traditionnelle entre technique et culture et de la classer dans le domaine de la technique et des technologies et de situer la littérature, la linguistique, et d’autres disciplines humanistes dans le champ culturel : or cette séparation est loin d’être évidente et non surmontable. Cette séparation trouve son origine dans une ancienne tradition, provenant de l’Antiquité, qui distinguait et hiérarchisait le fait de penser et de faire, à l’avantage du premier ( Platon ). Cette idée est restée ancrée dans la culture occidentale que nous retrouvons dans l’opposition asymétrique de l’intellectuel et du manœuvre, et cela jusqu’aux encyclopédistes qui, précisément, ont essayé de revaloriser les savoirs pratiques. Cette hiérarchisation entre penser et faire engage deux présupposés étroitement reliés. Tout d’abord, la technique serait soumise au savoir dans la mesure où elle ne pourrait pas exister sans lui. Il ne pourrait pas y avoir une technique sans un projet technique, sans un savoir au moins vague d’un objet à venir, de sa fonction, de sa forme et des étapes nécessaires à sa réalisation. Tandis que, et c’est notre deuxième présupposé, il peut y avoir du savoir sans technique – je me réfère ici aux disciplines abstraites -, un savoir, donc, indépendant de toutes techniques et de ce fait considéré « supérieur » à la technique, puisqu’il dispose d’une autonomie plus ample. Toutefois, ce double postulat peut être reconsidéré. D’abord, tout savoir s’appuie nécessairement sur un bagage technique, ne serait-ce que pour pouvoir l’énoncer. Justement, nous linguistes, nous savons pertinemment qu’il existe des techniques discursives, depuis la rhétorique jusqu’à l’analyse discursive, et dans le cas de la traduction, il s’agit de circonscrire son champ précis d’application. En outre, l’idée que toute technique s’appuie toujours sur un savoir, sur une prise de conscience, obéit à cette division entre penser et faire n’est jamais aussi nette que l’on a tendance à l’énoncer.
Déjà dans l’Antiquité grecque, précisément là où cette distinction a été inaugurée et leur hiérarchie instaurée, d’autres concepts – mais dont le lieu d’expression n’était pas la philosophie mais les mythes – venaient confondre cette division. Ainsi, dans un texte Les Ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs ( 1974, Paris, Flammarion ), Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant faisaient émerger de la littérature grecque la notion de « mètis », cette ruse de l’intelligence, qui était une sorte de savoir pratique… Ce savoir spécifique qui est celui du navigateur qui sait s’orienter, celui du médecin qui sait diagnostiquer, et nous pourrions ajouter, celui du traducteur qui opère un transfert d’un texte d’une langue vers une autre. Il s’agit dans tous ces cas, d’un savoir pris dans l’action, d’un savoir-faire spécifique, d’un savoir que l’on démontre ( et non que l’on formule ), un savoir stochastique ( c’est-à-dire orienté vers la satisfaction d’un objectif précis ).
Dès lors, comment accepter, évaluer un savoir dont le lieu focal serait précisément l’agir ? Il s’agit bien de pensée en action : du geste technique d’un charpentier aux connaissances pratiques d’un paysan, jusqu’au traducteur que nous n’entendons pas amalgamer, mais décliner, qui recueille pour agir des savoirs multiples, hybrides, diversifiés, pour parvenir à un résultat « impensable » a priori mais qui, au contraire, se repère depuis la nuit des temps. Tout cela conduit à une question apparemment simple mais en vérité très complexe : comment transposer la pensée, le savoir, l’esthétique d’une langue-culture vers une autre langue, une autre culture ? Ce passage, cette capacité de dire d’autres modes de penser, de sentir, d’acquérir de nouveaux concepts, de nouvelles méthodologies répond, aujourd’hui comme hier, à la nécessité d’affronter la complexité de la rencontre de l’autre grâce à la pensée en action représentée par l’acte de traduire. Dès lors, l’académie se doit de considérer cette problématique pleinement, sans réticence, en s’inventant des instruments d’évaluation nouveaux et appropriés, même si ceux-ci bouleverseront nos cadres de référence habituels.
Nous sommes en présence d’une problématique disciplinaire spécifique, différente, essentielle, vis-à-vis de laquelle une confrontation est indispensable. Ce serait un acte d’inconscience intellectuelle et un manque d’éthique professionnelle de notre part, si l’on refusait de l’affronter sérieusement, avec des a priori ou avec superficialité, en pensant que l’on puisse appliquer les mêmes critères d’évaluation que ceux que l’on utilise pour d’autres sphères de la recherche, ou, pire encore, en sous-estimant l’apport de la traduction dans notre domaine spécifique, celui de la linguistique.
Certes, nous n’avons pas de solution toute prête. Mais déjà si nous prenons acte que la traduction est un champ de la recherche de la pensée en action, pour laquelle nous devons forger des critères et des instruments d’évaluations pertinents, nous signifions une prise de conscience importante et nous reconnaissons qu’à chaque savoir doit correspondre une adéquation du système d’évaluation.
Mais attention ! Nietzsche l’avait prédit : « nous sommes dans l’ère des marchands. Leur culture a triomphé. C’est une culture de l’évaluation : nous assistons au triomphe d’un regard évaluateur. » « Le marchand, poursuivait Nietzsche, « l’applique dès lors instinctivement et constamment à tout et donc aussi aux productions des arts et des sciences, des penseurs, savants et artistes (…) à propos de tout ce qui se crée, il informe de l’offre et de la demande, afin de fixer pour lui-même la valeur d’une chose » ( F. Nietzsche, 1991, Pensée fondamentale d’une culture de commerçants, Aurore, chap. 175, “Folio”, Gallimard, p. 137 ).
La chose, aujourd’hui, c’est vous, c’est nous, c’est aussi l’objet « traduction ». Ici, il nous faut dénoncer dans quel contexte cette question qui nous occupe aujourd’hui s’insère. Dans la nouvelle culture de l’évaluation académique, introduite en Europe par le processus de Bologne et stimulée par la prolifération des classements universitaires mondiaux et nationaux, les règles ont changé, le jeu se joue différemment. Il nous faut constamment augmenter notre « productivité académique » : un principe de marché est introduit, en ce sens que la survie d’une institution, d’un département dépend de l’assurance de la qualité de sa productivité. En conséquence, la méthode suivie pour l’allocation budgétaire tendra à passer d’un système équitable à un système différentiel, d’une orientation égalitaire à une orientation concurrentielle. Et c’est bien dans ce contexte que risque d’être produit tout un éventail de critères possibles pour mesurer notre productivité, et parmi ceux-ci, le principal indicateur qui doit nous préoccuper est celui de l’évaluation quantitative de nos travaux de publication. Nous sommes soumis au « facteur h » ou « h index » en anglais. Ce nouveau totem qui est représenté par cette appellation énigmatique cache en vérité un indicateur statistique, une formule mathématique destinée à mesurer notre valeur académique et il se calcule à partir de nos données bibliométriques. Cet indicateur est aujourd’hui devenu monnaie courante en Amérique du Nord et en Chine. Bien que la plupart des index et des classements bibliométriques existants ont été critiqués pour leur manque de scientificité, cela n’empêchera pas d’y faire référence dans les prochaines années : tout ce qui compte, semble-t-il, ce n’est pas que la croyance soit vraie mais qu’elle produise de la réalité ! Tout ce qui compte, c’est que le supposé des index et des classements ne soit jamais interrogé, que le débat sur la fiabilité de la mesure ne porte jamais sur la finalité dont ils sont l’instrument, à savoir la mise en place d’un marché concurrentiel de la recherche. Le « ranking », la logique du classement est partout et nous devons nous résoudre à ce que la recherche devienne un sport de compétition, pas un sport d’action.
Mais attention, encore ! Le véritable risque est que l’évaluation quantitative produise une perturbation généralisée de la morale scientifique, justement parce que le règne des indicateurs de performance exacerbe des valeurs de concurrence et de compétition. De fait, il concourt à ruiner ce qui devrait être, au contraire, les valeurs centrales de la recherche scientifique : le partage, la collaboration et la critique éclairée.
Pour en revenir à notre propos spécifique, ces quelques réflexions devraient nous induire à modérer nos élans justiciers, aussi honnêtes soient-ils, à l’égard d’un objet, la « traduction », et nous orienter à ne pas faire le jeu d’un système flippé et donc à rechercher des instruments qualitatifs d’évaluation permettant d’apprécier cet objet si complexe du fait même qu’il requiert des compétences multiples, dont certaines sont difficilement mesurables.
Mais est-ce une bonne raison pour que nous renoncions ? Ne devons-nous pas, bien au contraire, réfléchir pour trouver des paramètres acceptables qui prennent en compte autant la méthode que le résultat obtenu ?
Ici, aujourd’hui, nous commençons ce parcours à la quête d’instruments nouveaux, corrects et justes, pour autant qu’il se peut, car nous ne pouvons a priori renoncer face à la difficulté. Nous devons nous débarrasser des repères que nous appliquons à d’autres productions scientifiques et nous devons nous forger des outils d’évaluations adéquats à l’objet spécifique représenté par la traduction. Déjà, commençons par nous demander si la division arbitraire entre traduction littéraire / scientifique / technique, entre théorie et pratique ont tout à fait raison d’être. N’est-ce pas là, en effet, des hiérarchisations stériles et peu opérationnelles ? Ne devons-nous pas essayer de baliser autrement et mieux ce territoire ? C’est notre intérêt et notre devoir d’entreprendre ce parcours de repérage pour parvenir à une connaissance évaluative partagée de cet objet de la pensée en action.


Danielle LONDEI, « Primo intervento », Repères DoRiF, Hors-série – Traduction, médiation, interprétation – volet n. 1, DoRiF Università, Roma, giugno 2013, https://www.dorif.it/reperes/danielle-londei-primo-intervento/

ISSN 2281-3020

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