Elli SUZUKI

Est-il illusoire d’envisager le plurilinguisme en didactique du chinois, du coréen et du japonais ?

 

Elli Suzuki
Université Bordeaux Montaigne
Eri.Suzuki@u-bordeaux-montaigne.fr


 

Résumé

Les trois pays voisins que sont la Chine, la Corée du Sud et le Japon ont mutuellement des influences culturelles et idéologiques, tout en ayant une relation conflictuelle d’un point de vue politique et historique, jusqu’à l’heure actuelle. Depuis l’arrivée du CECRL en Asie, le plurilinguisme gagne progressivement du terrain, même s’il rencontre une certaine réticence dans l’espace politique. Le plurilinguisme, tel qu’il a été mis en place au sein de l’Union européenne, ne pourra pas fonctionner sans adaptation aux caractéristiques du terrain de ces trois pays. Il est temps que les enseignants de ces trois langues et chercheurs en didactique du plurilinguisme travaillant sur ces territoires se mettent à élaborer des projets en commun. À travers cet article, nous essaierons d’explorer des possibilités de collaboration.

Abstract

The three neighbouring countries of China, South Korea and Japan have had mutual cultural and ideological influences, while having a conflicting relationship from a political and historical point of view, until now. Since the arrival of the CEFR in Asia, plurilingualism has been gradually gaining ground, even if it has met with some reluctance in the political arena. Plurilingualism, as it has been implemented in the European Union, will not work without adaptation to the characteristics of the terrain in these three countries. It is time for teachers of these three languages and researchers of plurilingualism in teaching and learning of languages and cultures working in these territories to start developing joint projects. In this article, we will try to explore the possibilities of collaboration.


 

Ce texte a pour objectif de présenter le plurilinguisme en didactique du chinois, du coréen, du japonais. Commençant par décrire les politiques linguistiques à l’égard du plurilinguisme et la réalité du terrain dans chacun des pays, nous examinerons ensuite d’un point de vue historique, culturel et idéologique la proximité et la distance qui séparent ces trois pays, pour ensuite analyser les possibilités à même de dynamiser le plurilinguisme en didactique des trois langues-cultures voisines.

 1.  Le plurilinguisme en didactique du chinois, du coréen et du japonais, en France

Tentative de rassembler les enseignants, enseignants-chercheurs et chercheurs travaillant dans le domaine du plurilinguisme

Nous avons co-organisé au sein de l’Université Bordeaux Montaigne, les 18 et 19 mai 2021 une journée d’étude intitulée « Rencontre des chercheurs en plurilinguisme »[1] avec deux collègues, l’une taïwanaise, l’autre sud-coréenne. L’objectif de cette journée était de dresser un état des lieux de la recherche sur le plurilinguisme en Europe et en Asie, concernant en particulier nos pays respectifs. Quelques membres de notre association Transit-Lingua sont aussi intervenues en tant que conférencières.

Chacune de nous trois travaille actuellement dans le domaine du plurilinguisme : en sociolinguistique, en psychologie et en didactique des langues. Lors de notre journée d’études, pour le volet intitulé « le plurilinguisme en Asie », comme nous l’avions supposé, les propositions de communication n’étaient pas nombreuses, même si chaque communication avait pour objectif de présenter les particularités de la situation du plurilinguisme de chaque nation. Cependant, nous savions qu’il était difficile d’envisager un colloque consacré spécifiquement au plurilinguisme de nos patries respectives.

 La réalité de la didactique du chinois, du coréen et du japonais en France

Dans chaque pays il existe un organisme dont le rôle est de diffuser sa langue et sa culture dans le monde. Au Japon, la Fondation du Japon, en Corée du Sud, l’Institut du roi Sejong, et en Chine, l’Institut Confucius. Ces organismes de diffusion ont un rapport très étroit avec les enseignants natifs et les enseignants-chercheurs en didactique de cette langue. Ils financent souvent des stages pour la formation des formateurs, proposent une bourse permettant d’aller dans le pays afin d’y suivre des stages intensifs, et financent également la création de postes de lecteurs dans des universités (c’est le cas pour le chinois et le coréen en France). Il en résulte que les enseignants de ces langues sont, en quelque sorte, « des ambassadeurs de ces langues et cultures »[2] qui contribuent à leur diffusion, où que se situe leur lieu de travail. Logiquement, ces enseignants et enseignants-chercheurs travaillent dans une perspective monolingue-monoculturelle, à savoir qu’ils enseignent la langue et la civilisation[3], chinoise, coréenne ou japonaise d’un côté, et que de l’autre leur recherche se limite souvent au périmètre de la didactique d’une des langues-cultures. Par conséquent, les collègues qui travaillent sur la didactique du plurilinguisme se trouvent en marge de la discipline.

 2.  Le plurilinguisme en Chine, en Corée (du sud), au Japon

Politiques linguistiques à l’égard du plurilinguisme en Chine

Selon Yi Yin (2016), la République populaire de Chine est composée de cinquante-six ethnies, chacune possédant sa propre langue avec ses variantes. Il existe donc plus de trois cents langues sur ce territoire, qui est une véritable nation multilingue. Cependant, cette spécificité n’a pas été souvent diffusée. Lorsqu’on enseigne « la langue chinoise » dans une institution ou lorsque « l’Institut Confucius » évoque « la langue chinoise », il s’agit du mandarin, bien qu’il y ait de très nombreuses autres langues parlées sur le territoire. Son ampleur géographique a créé des langues très hétérogènes, de sorte que le locuteur d’un village peut difficilement communiquer avec un autre, issu d’un village avoisinant. Dans le but de faciliter la communication, ainsi que les échanges commerciaux et culturels, « depuis 1956, le conseil des affaires d’État a émis des ‘directives sur la popularisation du putonghua’ » pour la promotion du mandarin (putonghua) sur tout le territoire (YIN, ibid.). En 2001, la première loi linguistique a stipulé l’utilisation obligatoire du mandarin dans l’administration, l’éducation et les médias (GUO, 2015). L’auteure a découvert par le biais de son enquête que le monolinguisme du mandarin demeure chez les locuteurs ayant fait des études dans des institutions prestigieuses et exerçant des métiers réservés à une certaine population, tels que la haute fonction publique, alors que le bilinguisme ou le plurilinguisme est plus fréquent chez les individus se trouvant en bas de l’échelle socio-économique.

Lan Wang (2017 : 24) cite un extrait d’article de la Constitution de 1982 : « toutes les ethnies ont le droit d’utiliser et de développer leur propre langue et leur propre écriture, de conserver ou de réformer leurs coutumes » (article 4). Il s’agit théoriquement d’une loi qui protège la langue-culture de chaque minorité ethnique. Xinhua Lu, directeur adjoint de la commission des langues des minorités ethniques de la région autonome ouïgoure du Xinjiang, affirme, avec divers exemples à l’appui, que le gouvernement chinois ne cesse de mettre en œuvre différents projets pour la protection de quatre des six langues d’usage courant de cette région : l’ouïgour, le kazakh, le kirghize et le mongol[4], parallèlement à une politique d’expansion de la langue nationale : le mandarin[5]. Vu l’historique des luttes de la population du Xinjiang contre le gouvernement chinois dans la région, et du fait que ce soit le directeur adjoint de la commission des langues des minorités ethniques de cette région qui parle, son discours pourrait être une stratégie de communication délibérée afin d’atténuer la réalité des faits historiques et d’attirer l’attention du public sur les mesures positives mises en place par la souveraineté chinoise.

Cependant, dans une autre région la réalité est toute autre. Wang (ibid.) prend pour exemple la Mongolie-Intérieure, en expliquant que le nombre d’élèves issus de cette province et s’inscrivant à l’école mongole a diminué de deux tiers depuis treize ans. Deux raisons peuvent être évoquées : premièrement, à cause de la fermeture des écoles, les élèves habitant les zones rurales doivent être pensionnaires dès le primaire ; deuxièmement, dans la majorité des universités la langue d’enseignement est le putonghua, la seule connaissance du mongol ne garantissant qu’un choix de métiers très limité. On observe donc un décalage entre l’objectif initial des lois et les conséquences réelles de leur promulgation.

Politiques linguistiques à l’égard du plurilinguisme en Corée

Depuis l’Antiquité, la Corée a entretenu une relation privilégiée et presque exclusive avec la Chine (Kim, Lee 2004, cité par KIM Jung-Sug, 2011). Les Coréens ont généralement toujours eu un sentiment d’admiration envers les Chinois, convaincus par la supériorité culturelle et spirituelle de cet immense pays, riche d’un système d’écriture sophistiqué (les idéogrammes), et qui a vu naître le confucianisme, tout en s’appropriant le bouddhisme plus tard. Ils ont donc entretenu pendant longtemps des relations pacifiques, induites par une soumission assumée à l’autorité chinoise. Ce lien exclusif fut rompu en 1910 par l’invasion de leur territoire par l’armée impériale japonaise. Cette occupation a été vécue par le peuple coréen comme quelque chose d’insupportable et d’humiliant, puisqu’il a toujours considéré le peuple japonais comme inférieur à eux, la Corée ayant transmis au Japon antique les fondements de la culture chinoise cités plus haut, qu’elle-même avait importés de Chine. Parce que les forces alliées occidentales avec les Américains à leur tête ont libéré le peuple coréen de l’occupation japonaise en 1945, les Coréens ont ensuite vu les Américains comme des sauveurs, « un allié digne de confiance et un bienfaiteur », après la Seconde Guerre mondiale et la guerre civile (Do et al., 2011 : 331, cité par KIM Jung-Sug, 2011 : 119). Contrairement aux Chinois, les Américains leur ont apporté la richesse matérielle : la construction d’écoles et d’hôpitaux, la télévision, etc. Ainsi, tous ces changements apportés ont définitivement changé la vision du monde occidental qu’en avaient les Coréens.

Jusqu’à leur libération par les Alliés, et même si pour une partie de la population les sinogrammes n’étaient pas inconnus, les Coréens avaient pour écriture exclusive le hangul, inventé en 1443. Mais cette reconnaissance et une grande admiration éprouvées envers les Américains ont amené la population à apprendre l’anglais de manière intensive. Selon Hang-Deok Cho (2010), l’anglais n’est plus une langue étrangère mais une langue seconde, notamment pour les jeunes Coréens. L’anglais est enseigné en troisième année de primaire en tant que matière, mais parfois il l’est dès la maternelle pour un certain nombre d’enfants. Le gouvernement coréen, souhaitant faire venir des étudiants étrangers, a mis en place un système de récompense pour les enseignants qui utilisent l’anglais comme la lingua franca, au sein des universités. L’auteur affirme qu’il est incompréhensible que le gouvernement coréen privilégie l’enseignement de l’anglais à défaut d’autres langues, alors qu’il met en avant la « globalisation ».

Politiques linguistiques à l’égard du plurilinguisme au Japon

Quant au Japon, une croyance mythologique inscrite dans la littérature ancienne édicte que la nation fut créée par les enfants d’un couple divin, dont le mari représente l’ancêtre des différents empereurs qui se sont succédé depuis l’Antiquité.

Fig.1. Couple divin japonais : Izanagi et Izanami. Source: https://fr.wikipedia.org/wiki/Izanagi

 

C’est l’existence même de l’empereur – qui personnifie la protection absolue de la lignée familiale – ainsi que l’un des enseignements du confucianisme (importé au VIe siècle, avant le bouddhisme) qui ont créé les fondements de cette croyance de la « pureté ethnique » (Humbert 2010, cité dans SUZUKI 2016). De plus, rappelons que le Japon est un pays qui a fermé ses frontières pendant plus de deux cents ans entre le XVIIe et le XIXe siècle (1639-1853), excepté pour les Coréens et la population du royaume de Ryûkyû[6], avec qui il maintenait des échanges commerciaux. Même s’il a rattrapé pas mal de retard en termes de développement industriel et économique depuis la fin du XIXe siècle, et notamment après la Seconde Guerre mondiale, cette croyance relative à la « pureté ethnique » est loin d’avoir disparu, au contraire les autorités japonaises ont, depuis lors, pris soin de la mettre en avant à chaque fois qu’elles en ont eu l’occasion.

Cette idéologie « monolingue/monoculturelle » a renforcé la politique d’assimilation forcée du gouvernement japonais. À chaque fois qu’il a entrepris l’annexion d’un territoire, il a totalement intégré, de force, les habitants de ce dernier au peuple japonais. C’est le cas de la population autochtone Aïnou (SIDDLE 1997), les habitants originaires de Hokkaido et du nord de l’archipel, et également de ceux du royaume de Ryûkyû (actuel Okinawa rattaché au Japon en 1879) (TAIRA 1997).

Fig.2. Carte du Japon. Source: https://scn.wikipedia.org/wiki/File:Carte_japon.jpg

Par ailleurs, le gouvernement japonais a mis en place en 1991 une réforme importante dans l’enseignement supérieur[7] qui a annulé l’obligation d’offres d’enseignement de secondes langues étrangères dans les universités. De fait, elles sont devenues optionnelles dans beaucoup d’entre elles, cela a donc renforcé l’enseignement de l’anglais, sous prétexte que la compétence des Japonais dans cette langue était très faible et qu’il fallait absolument y remédier, et ce pour qu’ils puissent faire face à cet aspect de la mondialisation. Plus tard en 2015, le gouvernement japonais a sélectionné un certain nombre d’universités pour un projet pilote de « globalisation ». Résultat : 75% des établissements publics, soit 35% du nombre total des universités, dispensent des cours en anglais aux niveaux master et doctorat, afin d’améliorer la compétence en anglais des Japonais d’une part, et d’attirer les élites internationales de l’autre.

Au début des années 2000, lorsque le CECRL (2001) a été introduit au Japon, l’idéologie du plurilinguisme a eu beaucoup d’impact chez les enseignants de langues et les chercheurs en didactique des langues. Cela a suscité beaucoup de critiques envers cette politique de protectionnisme de la langue et culture japonaises, mais également envers celle du renforcement de l’enseignement quasi exclusif de l’anglais. Ce qui a été décidé par le gouvernement était de fait antinomique avec le plurilinguisme préconisé par le CECRL, et largement diffusé dans le monde.

3.  Proximité et distance entre la Chine, la Corée du Sud et le Japon

D’un point de vue linguistique et culturel

Entre la langue chinoise, représentée par le mandarin, et la langue japonaise, la proximité provient de l’écriture idéographique, les Japonais ayant importé les sinogrammes de Chine, par l’intermédiaire des intellectuels coréens, vers le Ve siècle. Cela a permis à la population japonaise de créer un certain nombre de mots de vocabulaire nouveaux ainsi que deux sortes de syllabaires comportant quarante-six signes chacun. Depuis lors, ces deux peuples ont pu communiquer approximativement par les sinogrammes, même si leurs langues s’articulent autour d’une grammaire très différente. On peut qualifier cela d’intercompréhension sommaire, et exclusivement écrite. Cependant, depuis que le gouvernement chinois a décrété la simplification de deux mille deux cent trente-cinq sinogrammes en 1986, après plusieurs tentatives de réforme, l’intercompréhension est devenue beaucoup plus difficile, car les sinogrammes japonais n’ont pas suivi ce phénomène de simplification, excepté pour certains d’entre eux.

Quant à la comparaison entre le japonais et le coréen, selon A. Fabre (1982), dans la structure grammaticale comme pour le vocabulaire (notamment celui du coréen ancien), il existe beaucoup de similitudes. En termes d’écriture, jusqu’à l’invention de l’écriture hungl en 1443, les Coréens utilisaient aussi des idéogrammes. Depuis lors les deux langues ont évolué de telle sorte que l’intercompréhension n’est plus possible à l’écrit.

L’on observe également une influence mutuelle entre la Chine et le Japon, dans le domaine des arts : peinture chinoise à l’encre de Chine, estampes japonaises, céramique chinoise et aussi japonaise. Quant à la littérature, rappelons qu’en première année de collège les élèves japonais étudient la poésie chinoise classique, ce qui est inscrit dans le programme scolaire.

Cette proximité culturelle s’exprime aussi par les quelques habitudes alimentaires communes, et ce, parce que les habitants de ces trois pays n’ont cessé d’échanger depuis des siècles, même pendant la période de fermeture de l’archipel nippon.

D’un point de vue historique

L’histoire nous enseigne que des pays voisins ont souvent eu tendance à déclencher des conflits territoriaux, et ces trois pays ne font pas exception. Fin XIXe – début du XXe siècle, le Japon a manifesté l’ambition de conquérir certains de ses voisins. C’est ainsi que l’armée impériale déclencha une guerre dès 1894 contre la Chine, pour le contrôle de la péninsule de la Corée, vingt-six ans à peine après la réouverture du pays. Puis en 1904 le Japon entra en guerre contre la Russie. Les conflits avec la Chine ont par la suite repris en 1931, avec l’invasion de la Mandchourie par l’armée impériale. Après cette date, la guerre s’est poursuivie entre le Japon et la Chine ainsi que la Corée, que l’armée japonaise a fini par annexer. Fidèle à ses principes idéologiques, elle a imposé à la population coréenne l’utilisation de la langue et de patronymes japonais.

Même après la fin du conflit, les tensions politiques n’ont jamais cessé entre le Japon et la Corée, notamment à cause du problème des « femmes de réconfort »[8], majoritairement coréennes, pendant la « Grande guerre ».

D’un point de vue des valeurs morales

Ces trois pays partagent un certain nombre de croyances et de références spirituelles communes : le bouddhisme et le confucianisme notamment, comme mentionnés plus haut.

La structure sociale ainsi que les relations humaines dans ces pays s’articulent autour des trois principes de la pensée confucéenne qui sont les suivants : le « rationalisme », l’« humanisme » et le « familisme »[9] (YUN-ROGER, SUZUKI 2009). Le principe du familisme se prévaut du modèle de la famille comme prototype de la structure sociale, pour la construction d’une société idéale. « Les idées directrices du comportement sont la piété filiale et la fraternité, et manifester de l’amour envers autrui comme dans sa propre famille est perçu comme idéal » (Lee-Le Neindre 2002, Lavis 2008, cités dans YUN-ROGER, SUZUKI, ibid. : 140). Pour l’auteure, ce qui impacte les relations humaines n’est pas la raison mais l’affection.

Selon elle, le principe du rationalisme confucéen enseigne que l’homme est bon par nature. « L’homme doit seulement essayer de réaliser les valeurs de vérité universelle, qui sont la générosité, la volonté, le cérémonial, la sagesse et la bonne foi, par la pratique de la ‘maîtrise de soi’ à travers l’enseignement. L’instruction de l’homme est donc fondée sur l’imitation de personnalités modèles » tels les enseignants (Lee-Le Neindre, ibid. : 158, cité dans YUN-ROGER, SUZUKIY, ibid. : 142). Évidemment, dans ces trois pays le confucianisme a pu évoluer différemment, mais il semblerait qu’il existe bon nombre de points communs en termes de valeurs morales transmises de génération en génération.

 4.  Possibilité d’envisager la didactique du plurilinguisme entre ces trois pays ?

En prenant en compte tous ces éléments et en étant au Japon, travailler dans ce domaine avec des enseignants et enseignants-chercheurs coréens et chinois ne semble pas envisageable, dans l’immédiat. En revanche, en France il n’y a aucun problème, car les enseignants et enseignants-chercheurs issus de ces trois pays, travaillant sur le plurilinguisme, semblent moins prisonniers des tensions politiques existant entre leurs gouvernements, et n’hésitent pas à collaborer sur le terrain de la recherche. On pourrait dire que la distance géographique qui nous sépare de nos pays d’origine nous permet de nous libérer de ces frictions historiques persistantes.

Il n’empêche que l’idéal serait d’abord, selon nous, de travailler en amont avec des enseignants et enseignants-chercheurs en didactique du japonais, sur l’importance de la didactique du plurilinguisme. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres, mais depuis 1989, l’année où le gouvernement japonais a créé un visa qui permettait aux Brésiliens et aux Péruviens d’origine japonaise de venir s’installer et de travailler librement dans le pays de leurs ancêtres, le nombre d’immigrés a augmenté de manière importante (SUZUKI 2016). Outre leurs propres difficultés d’intégration dans la société japonaise, à cause du manque de compétence en langue ou/et de problèmes interculturels, leurs enfants rencontrent également des problèmes pour s’intégrer. Car au Japon il n’existe pas, à l’heure actuelle, de structure pour la prise en charge de l’éducation scolaire des enfants migrants, comme l’UPE2A-NSA (Unité pédagogique pour élèves allophones arrivants) en France. Ils sont tout de suite intégrés dans une classe avec des élèves japonais et un enseignant titulaire de chaque établissement donne quelques heures de leçons de japonais à ces enfants après les cours ordinaires (HIRATAKA 2005). On peut créer une classe attitrée pour ces enfants seulement lorsque le nombre d’enfants migrants dépasse un certain seuil. Leur taux de réussite aux examens d’entrée aux lycées est par conséquent la moitié de celui des enfants japonais. S’ils arrêtent leurs études en fin de collège, ils ne pourront quasiment pas trouver d’emploi car pour la majorité des professions il faut au minimum le diplôme de la fin d’études secondaires.

Un autre problème de ces enfants migrants est l’apprentissage de leur langue d’origine, notamment pour ceux qui sont nés et/ou ceux qui sont arrivés au Japon avant l’âge de consolidation de leur langue maternelle. Certains parents sont souvent préoccupés par des soucis financiers et des problèmes d’emplois, ils n’ont pas le temps de s’occuper suffisamment de leurs enfants. D’autres sont tellement soucieux de les intégrer qu’ils refusent de leur apprendre leur langue d’origine. Et ce constat a été observé par des enseignants et didacticiens d’autres langues. Ainsi, des enseignants et enseignants-chercheurs en didactique du japonais devraient aussi s’intéresser à ce phénomène situé au-delà de leur champ d’actions (TANAKA, KIMURA, MIYAZAK, 2009 ; SUZUKI 2016 ; MIYAZAKI, SUGINO 2017).

Ce phénomène d’absence d’apprentissage de la langue d’origine des enfants migrants se retrouve aussi en Corée du Sud. Jang Han-Up (2012) affirme ainsi : « La politique d’immigration du gouvernement coréen reste grosso modo dans les limites assimilationnistes, imposant le coréen aux migrants étrangers sans prendre en compte leurs langues et leurs cultures d’origine ». La Corée du Sud fait partie des pays qui ont connu ces dernières décennies le phénomène d’immigration par mariage (ATTANE 2006)[10]. Jang (ibid.) affirme que près de 90% des enfants nés d’un mariage mixte ont un père coréen et une mère étrangère d’origine asiatique. Ces dernières ont elles-mêmes des difficultés d’apprentissage du coréen mais la pression de leur belle-famille étant très forte, elles doivent parler à leurs enfants en coréen. L’auteure insiste sur le fait « qu’un mauvais input verbal ne puisse entraîner qu’un mauvais output verbal », les chercheurs travaillant sur ce sujet tirent la sonnette d’alarme en craignant « un cercle vicieux, entre sous-développement linguistique, échec scolaire et confusion d’identité » (JANG, ibid.). La Chine a bien entendu connu le même phénomène d’immigration par mariage.

Le deuxième problème vient des mesures appliquées et de la gestion des politiques linguistiques éducatives de chaque pays. Comme cela a été constaté partout ailleurs, en Chine, en Corée du Sud et au Japon, l’hégémonie de l’anglais est également devenue une norme. Si on se limite à l’enseignement secondaire nippon, selon Morisumi Mamoru (2016), 14% des établissements dispensent des cours d’une ou d’autre/s langue/s que l’anglais, et la plupart d’entre eux sont concentrés dans les grandes villes. Quant au nombre d’élèves apprenant ces langues étrangères, ils ne représentent que 1,45 % de la somme des élèves de ces filières. Concernant l’enseignement supérieur, comme nous l’avons vu plus haut, un grand nombre d’universités ont décidé de se concentrer sur l’enseignement de l’anglais à défaut d’autres langues étrangères proposées. Il subsiste toutefois quelques universités qui mettent en place l’enseignement de plusieurs langues étrangères, mais elles ne représentent qu’une minorité.

En guise de conclusion

En tant qu’enseignant-chercheure travaillant en France, il nous semble primordial, dans l’immédiat, de collaborer avec des enseignants de japonais et des enseignants-chercheurs en didactique du japonais, en leur suggérant que s’ouvrir vers le plurilinguisme ne les empêchera pas de continuer à travailler sur l’enseignement du japonais, mais sous un angle différent. Nos collègues taiwanaise et coréenne travaillant également dans le domaine du plurilinguisme pourraient faire de même. Parallèlement, nous souhaiterions continuer à favoriser des échanges en organisant des événements comme des colloques, des journées d’études, des séminaires et des ateliers avec des collègues en chinois et en coréen travaillant déjà sur le plurilinguisme de la région qui les concerne. Pourquoi ne pas organiser par exemple un atelier de formation au plurilinguisme destiné justement aux collègues qui travaillent exclusivement dans le domaine de leur langue et culture d’origine ? Nous avons déjà commencé ce travail de sensibilisation auprès des étudiants du master du parcours « Linguistique et didactique du japonais » que nous avions créé il y a cinq ans au sein de l’université Bordeaux Montaigne, ainsi qu’auprès de ceux inscrits au master en didactique du français et des langues du monde de l’Inalco (Institut nationale des langues et civilisations orientales), par le biais du cours intitulé « Politiques linguistiques et didactique du chinois, coréen, japonais ». Ce ne serait certainement pas impossible de faire de même auprès des enseignants de nos trois langues respectives, ainsi qu’auprès des enseignants-chercheurs en didactique des chinois, coréen et japonais.

 

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YUN-ROGER, Soyoung, SUZUKI, Elli, « La dimension affective dans les relations l’enseignant-étudiants : étude comparative entre la France, la Corée et le Japon », Le français dans le monde recherches et applications, coordonné par ZARATE, Geneviève, LIDDICOAT, Anthony, n. 46, Juillet 2009, p. 135-145, 2009.

 


[1] Appel disponible sur: https://transitlingua.org/assets/je-appel-%C3%A0-communication_circulation-internationale-des-idees_18-19052021.pdf

[2] Il s’agit d’une expression prononcée telle quelle par l’une des enseignantes de chinois (mandarin) auprès de qui nous avons réalisé des entretiens il y a quelques années. Elle ne voyait visiblement pas le risque de propager des stéréotypes, voire des représentations fabriquées de toutes pièces et recommandées par l’organisme de diffusion.

[3] Le terme « civilisation » est encore couramment utilisé au sein de la formation LLCER (langues, littérature et civilisations étrangères et régionales), un des domaines des sciences humaines des universités en France.

[4] « Les oasis au sud des Tianshan sont ainsi traditionnellement peuplées de sédentaires ouïghours. La chaîne des Tianshan et les steppes au Nord sont, elles, le domaine des nomades kazakhs et kirghizes. A ces populations turcophones se rajoutent des nomades mongols dans le Nord et l’Est, une communauté́ tadjike dans le Pamir chinois et quelques commerçants ouzbeks et tatars dans les grandes oasis. Suite à la conquête par les Qing, en plus des Ouïghours qui ont été déplacés pour cultiver le nord du Xinjiang (les taranchi), sont venus s’installer des Hans, des populations de Mandchourie démobilisées ou envoyées sur place pour assurer le contrôle du nord de la province ainsi que des Chinois musulmans (Huis, appelés aussi Dounganes, c’est-à- dire « convertis ») (carte 2). » (CASTETS 2004 : 4)

[5] Le Xinjiang, où les Ouïgours sont majoritaires, est à l’origine peuplé de turcophones et de musulmans. Depuis la conquête Qing au XVIIIe siècle, le gouvernement chinois dans cette région a été régulièrement défié. Après 1949, afin de mieux contrôler cette région rebelle, il a donc engagé des mesures pour « étouffer les aspirations séparatistes des autochtones ». Ainsi, la population locale ressentait un profond mal-être contre la souveraineté chinoise, ce qui l’a poussée à des émeutes et des actes de guérilla. « (…) à cette période où, sur le terrain, l’opposition ouïghoure était désormais largement bâillonnée, que Pékin a instrumentalisé la lutte menée par la communauté́ internationale contre les réseaux terroristes islamistes pour, d’une part, légitimer l’intensification de la répression au Xinjiang et, d’autre part, tenter de décrédibiliser les activistes ouïghours refugiés à l’étranger » (CASTETS 2004 : 4). Voir Castets, 2004 pour plus de détails.

[6] Le Japon a aussi entretenu des liens avec la Chine et le Pays Bas pendant la fermeture des frontières.

[7] 大学設置基準の大綱化 (« Remaniement de norme pour la création d’universités » selon la traduction de l’auteure.)

[8] Ce sont majoritairement des jeunes filles et des femmes provenant des colonies japonaises de l’époque, la Corée et Taiwan, conduites dans les zones de guerre, dans des centres de prostitution afin de satisfaire le « besoin sexuel » des soldats de l’armée impériale (LÉVY 2014).

[9] Le terme « familisme » est emprunté à Lee-Le Neindre (2002 : 158).

[10] ( http://www.monde-diplomatique.fr/2006/07/ATTANE/13601 )


Per citare questo articolo:

Elli SUZUKI, « Est-il illusoire d’envisager le plurilinguisme en didactique du chinois, du coréen et du japonais ? », Repères DoRiF, n. 27 – 2021 l’Odyssée des langues. La distance dans la dynamique des plurilinguismes, DoRiF Università, Roma, luglio 2023, https://www.dorif.it/reperes/elli-suzuki-est-il-illusoire-denvisager-le-plurilinguisme-en-didactique-du-chinois-du-coreen-et-du-japonais/

ISSN 2281-3020

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