Francesca Romana CACCIATORI
Changement climatique et crises environnementales au Sahel :
les discours des présidents nigériens.
Francesca Romana Cacciatori
Università di Roma La Sapienza
francescaromana.cacciatori@uniroma1.it
Abstract
This article analyzes Nigerien presidential speeches delivered at international summits. From Kountché to Bazoum, we will focus on the relationship between the enunciator and the co-enunciator, as well as on the framing of the environmental issue.
Résumé.
Cet article analyse les discours présidentiels nigériens prononcés à l’occasion de sommets internationaux. De Kountché jusqu’à Bazoum, notre enquête portera sur le rapport entre énonciateur et coénonciateurs, ainsi que sur les cadrages de la question environnementale.
Introduction
Il y a très peu de recherches consacrées aux discours africains sur l’environnement, hormis le cas de l’Afrique du Sud[1]. Notre contribution essaie de combler ce vide en montrant les premiers résultats d’une analyse des discours politiques nigériens. En particulier, deux aspects ont fait l’objet de notre attention :
- Quelle est la construction narrative des présidents nigériens occidentaux ? Y a-t-il un discours d’altérité qui serait structuré sur le binôme nous/vous[2] ?
- Quelles sont les représentations du changement climatique[3] ?
1. Corpus et méthodologie
Le corpus est composé de neuf discours présidentiels prononcés à l’occasion de sommets internationaux (cf. tableau 1). Il faut préciser que le matériel a été collecté avec une énorme difficulté ; aucune numérisation des discours présidentiels des premiers cinquante ans de l’indépendance du pays, n’est disponible. Ce n’est que très récemment que la présidence de la République a mis en ligne un nombre limité de discours des deux derniers présidents élus, Issoufou et Bazoum[4].
Vu sa taille réduite, notre approche demeure qualitative :
- nous avons analysé la dimension de la subjectivité à travers les pronoms personnels ainsi que les subjectivèmes[5]. Deux types de construction intersubjectifs émergent : la textualisation en soi-même et la textualisation en même[6]. Ainsi les ethe des présidents peuvent être rangés en deux grandes catégories : les ethe de crédibilité face aux ethe d’identification[7].
- afin de définir les cadrages, nous avons collecté tous les mots sémantiquement liés à l’environnement et au climat : nature, écologie, environnement, sécheresse, développement, développement durable, changement climatique, réchauffement planétaire, rayonnement solaire, température, énergie solaire/fossile/électrique, atmosphère terrestre, émissions, effet de serre.
- nous avons établi une taxinomie des représentations suivant une perspective axiologique.
- nous avons classé les représentations négatives en trois catégories – catastrophiques, alarmistes et urgentes – en les comparant à la typologie de NISBET (2009)[8].
2. Résultats
2.1 Les discours de Kountché (1975, 1984)
Le binôme nous/vous au service d’un discours de revendication
Le discours du colonel Kountché de 1975, à l’occasion du sommet CEAO, s’adresse à un auditoire africain. Ce discours est une revendication d’autodétermination au nom de tous les pays membres de la Communauté structurée sur la dimension de l’altérité ; il établit deux blocs qui s’opposent. D’un côté, on retrouve « le tiers-monde dans son ensemble » de l’autre, il y a « les pays riches ». Le rapport avec l’autre partie du monde est inégalitaire puisqu’il empêche l’autodétermination des nations.
(1) […]a l’heure où le tiers-monde dans son ensemble, mobilisé sur le gigantesque front pour la revalorisation de ses matières premières, déploie tout son potentiel de courage, d’intransigeance et de fermeté à la recherche de solutions justes à l’iniquité des rapports économiques qui régissent le monde contemporain; […]les organisations continentales, régionales ou sous-régionales, se doivent à leur tour, de tenir ferme et haut le flambeau de cette cohésion, de cette dignité, de cette agissante solidarité. […]
(2) Enfin, la saignée déconcertante de nos économies par les transferts massifs de fonds vers les pays riches, et l’accroissement constant de nos dettes extérieures, aggravent encore, plus que de raison, le déficit de nos balances de paiements, compromettant tous nos efforts en vue de réaliser nos programmes nationaux de développement.
Le champ sémantique des mots demeure ancré, d’une part, à la dimension de l’urgence, de l’autre, au thème de la solidarité exprimée par la métaphore du « flambeau », qui éclaire et témoigne de la cohésion. À travers un climax ascendant et un processus de personnification, le président désigne une coopération active, s’opposant à une idée de coopération plus passive. On est dans une période historique marquée par une reformulation de la rhétorique (néo)coloniale. Le discours civilisateur est remplacé par le développement, un progrès basé sur le modèle occidental qui prône la croissance économique (DUFOUR 2007 : 27-39 ; PINTON 2014 : 425-450). Un modèle inéquitable qui devient l’objet d’une critique :
(3) […] Nous vivons en effet des temps particulièrement difficiles, insondables; nous subissons cette névrose inflationniste mondiale déclenchée, à notre détriment, par une société de consommation envahissante et débridée, inflation dont on nous dépeint encore les horizons avec des teintes particulièrement froides et sombres. […]
Le pathos sollicité par la métaphore picturale, en contraste antithétique avec celle du flambeau, exprime une indignation.
On retrouve le nous inclusif (je+vous), qui domine le discours entier, renforcé par les allocutions notre/nos + substantif.
(4) […] l’avenir de cette Communauté à laquelle nous tenons tous, et dont nos populations attendent, avec impatience, de voir les réalisations concrètes.
(5) Pour être opérationnelle et efficace, c’est-à-dire pour être à la mesure de l’attente de nos populations, notre communauté doit nous inciter d’abord à organiser nos économies […]
(6) Que pouvons-nous d’ailleurs faire d’autre si nous désirons réellement survivre et prospérer ?
(7) La réalisation d’actions communautaires de développement tendant à casser le prix de certains produits manufacturés que nous pouvons fabriquer […]
Les termes « populations », « Communauté » et « économies », actualisés par le déterminant possessif, permettent de renforcer la cohésion entre les membres de la CEAO et d’augmenter la distance avec les partenaires occidentaux. Il s’agit de marques de textualisation en même qui visent à la synchronisation des points de vue pour atteindre un ethos de solidarité. Les verbes « tenir » et « pouvoir », permettent d’afficher la volonté de créer un rapport d’union ; tandis que les verbes « vivre » et « subir » dénoncent un état de souffrance. Le recours aux adjectifs et aux substantifs dévalorisants révèle d’un ethos de caractère, une force d’esprit propre à l’image de la vitupération. Il s’agit d’une réaction contre un statu quo : le système économique international et ses logiques néocoloniales.
En revanche, dans le discours de 1984 prononcé à la FAO, le président construit plutôt un ethos de guide prophétique. Il réalise une textualisation en soi même par la suprématie du je présidentiel, du nous exclusif et de la construction nos + substantif en tant qu’expression à la fois de la Nation nigérienne et des pays sahéliens. À travers les constructions en première personne « je le reconnais » et « je suis venu », il devient le porte-parole des plus faibles :
(8) (1.1) […] Je suis venu au contraire, poussé par les vents de l’espoir, pour porter le message qui revivent, comme un étrange et atroce cauchemar, le drame insupportable des peuples du sahel, […] qui revivent, comme un étrange et atroce cauchemar, le drame insupportable des années 70. […]
Le je se fait également porteur d’une réalité pénible (« je constate »). Au « fléau contagieux » de la famine dans le Sahel s’oppose l’attitude positive de « l’homme sahélien ». Le je (« Je veux vous assurer ») dessine une image de sérieux de son peuple face aux questions environnementales, mais la nécessité de l’assurer met en évidence un statut de subordination au sein de l’organisation. Même si le vous est presque absent, et n’exprime jamais un rapport conflictuel, le suprématie du nous exclusif pour la narration de la condition de vie des « populations » sahéliens établit et marque une distance avec l’autre.
(9) Je constate simplement que la famine, en Afrique, demeure une constante réalité, un fléau contagieux […]
(10) Je veux vous assurer, sur ce point, que l’homme sahélien a véritablement pris conscience de son destin.
La vision catastrophique de la Boîte de Pandore
Dans le discours de 1975 prononcé à la CEAO, on repère la première référence à l’environnement.
(11) […] nous sommes sans cesse à la merci d’une nature qui nous impose impitoyablement ses lois, au siècle où pourtant on prétend que la science et la technologie maîtrisent la plupart de ses éléments! […]
La nature et ses lois sont perçues comme des ennemies de l’homme. Kountché propose une image conflictuelle entre l’homme et la nature où la science et la technologie demeurent impuissantes.
Cette même rhétorique est aussi présente dans le discours prononcé en 1984 à la FAO :
(12) […] La FAO est aussi le vivant témoignage de l’épreuve de force qui oppose l’homme à son environnement. […]
(13) […] force nous est de reconnaître que l’espèce humaine n’a jamais été aussi gravement menacée dans son existence propre […]
Le cadrage est celui de la Boîte de Pandore qui exprime un discours alarmiste et catastrophique. Le cœur de l’argumentation est la description des conditions de vie des populations du Sahel. Un climax d’expressions d’angoisse transmet la vision alarmiste du président : « lancinant problème de l’alimentation mondiale » ; « profonde amertume » ; « un Sahel englouti par la désertification ».
Il y a néanmoins des éléments de nouveauté. Le concept abstrait de « nature » est remplacé par le terme « environnement » qui désigne l’union des éléments naturels et socioéconomiques nécessaires à la survie d’une communauté.
(14) […] Elle est l’expression de l’engagement des générations actuelles à faire victorieusement face aux exigences de leur évolution. […]
Le concept de développement durable apparaît pour la première fois dans une forme très embryonnaire[9].
(15) […] « l’homme est l’enjeu de l’avenir ; mais l’avenir dépend de l’homme». Depuis des temps immémoriaux cette loi immuable de l’histoire a marqué l’évolution des sociétés humaines. […]
Un autre élément de nouveauté est l’« équilibre écologique » qui touche au problème du déboisement et de la désertification.
(16) […] L’un dans l’autre, le Sahel consomme chaque année pour sa survie une partie importante et non renouvelée de son capital foncier naturel. À l’évidence, la rupture de l’équilibre écologique devient inévitable. […]
Renvoyant au concept d’harmonie, son discours se traduit par une analyse ponctuelle des relations entre environnement et espèces vivantes, croissance démographique, expansion de l’élevage et de la consommation.
(17) […] Depuis 1973, le Sahel a enregistré au fil des ans une détérioration accélérée de son environnement. Trois facteurs ont été déterminants, au premier rang desquels l’explosion démographique. Parallèlement à l’accroissement de la population, l’élevage a connu une expansion remarquable. Croissance de la population, cheptel en expansion entraînent corrélativement un accroissement de la consommation. […]
L’intervention se termine avec des solutions possibles. Cela introduit un nouveau cadrage exprimé par « urgence » et « rapide ».
(18) […] l’aide alimentaire d’urgence pour les zones totalement démunies, et les moyens nécessaires à son acheminement ; la mise en place rapide de stocks nationaux et régionaux propres à pallier les lenteurs dans les acheminements, […]
2.2 Le discours d’Ousmane (1993)
Un rapport renouvelé entre le Niger et la Communauté Internationale
En 1993 Ousmane, le premier président démocratiquement élu, prononce son discours à l’Assemblée générale des Nations Unies. Il se différencie du président Kountché en proposant une image de chef démocratique qui le légitime à parler au nom de tout le pays, comme le démontre la construction anaphorique « je viens vous » + apporter, exprimer, renouveler, faire part.
(19) […] Premier président démocratiquement élu du Niger, je viens vous apporter le message d’estime et d’amitié, de bonne volonté et de coopération du peuple du Niger. […]
(20) Je viens vous exprimer la fierté du peuple du Niger d’appartenir à la grande famille des Nations Unies.
(21) Je viens vous renouveler sa foi puissante es sincère dans les idéaux et les principes contenus dans la Charte des Nations Unies.
(22) Je viens vous faire part de ses angoisses et de ses préoccupations et vous dire sa détermination d’unir ses efforts à ceux des membres de cette Assemblée pour bâtir un monde meilleur pour les générations présentes et futures.
L’emploi des pronoms je et vous lui sert à construire une relation intersubjective sur le mode disjonctif entre l’énonciateur et ses coénonciateurs (cela est renforcé par le recours au nous exclusif). Ce choix vise deux objectifs : (a) mettre en évidence son ethos de leader, (b) souligner les succès démocratiques du Niger. En effet, le noyau argumentatif se situe dans la présentation de son pays face à la Communauté qui lui doit – désormais – du respect.
(23) […] Au lendemain de cette conférence nationale souveraine, le Niger s’est résolument engagé sur la voie de la démocratisation. […]
D’après lui, les nigériens ont une « bonne volonté » et une « fois puissante » dans les principes des Nations Unies ; un esprit de « coopération » et de « fierté ».
Le deuxième élément de différenciation avec Kountché concerne la narration du rapport avec l’Occident. Ousmane décrit un rapport de respect : « grande famille des nations unies », « la précieuse assistance des pays amis ». Cela s’oppose avec netteté à la posture moins amicale de Kountché.
Une représentation positive et orientée vers les victimes
Le lien entre crise environnementale et questions sociopolitiques est un élément de nouveauté : on aborde le drame de la sécheresse en corrélation avec la question de la rébellion touareg.
(24) […] Pour mon pays, l’une des premières difficultés est assurément celle que pose la rébellion armée dans le nord […] Cette situation héritée du passé trouve en grande partie son origine dans les effets conjugués de la sécheresse qui frappe le Sahel et rend précaires les conditions de vie de ces populations nomades confrontées déjà à un environnement des plus hostiles et arides. […]
Bien que le scénario soit complexe, son attitude demeure positive et attentive aux souffrances des populations. Sa vision se manifeste dans des expressions telles que : « l’espoir de lendemains meilleurs », « de grands espoirs pour le développement durable », « un monde meilleur pour les générations présentes et futures ». Par ailleurs, le président ajoute la dimension du progrès social qui se traduit par la conquête de la démocratie. C’est avec Ousmane qu’apparaît le terme « développement durable », conception moderne de l’exploitation des ressources naturelles.
Le lien entre l’environnement et le développement est renforcé par la citation des principes du Sommet de Rio et de l’Agenda 21 dans le but de rappeler les engagements qui ont été pris par la Communauté. Le président s’exprime par le recours à l’élément anaphorique et à la construction « l’espoir c’est » + x.
(25) […] L’espoir, c’est aussi la récente conférence des Nations Unies sur les droits de l’homme […].
(26) L’espoir, c’est également le dernier sommet de Rio, […]
Une telle structure renforce un positionnement de confiance vers les interlocuteurs occidentaux.
2.3 Les discours d’Issoufou (2017, 2018, 2019)
La responsabilité historique de l’Occident
La présidence Issoufou doit faire face à un contexte géopolitique extrêmement attentif aux crises environnementales[10]. L’Afrique est appelée à répondre à ce défi à travers des réformes assez lourdes. À cet égard, le discours de 2017 lors de la COP 23 soulève le thème de la responsabilité des pays riches.
(27) […] Il est à déplorer que l’équilibre entre l’adaptation et l’atténuation, la définition de mécanismes clairs et performants pour le financement des politiques climatiques des pays en développement, le transfert de technologie et la transparence de l’appui, constituent encore des préoccupations majeures pour l’Afrique. […]
Présentes à plusieurs reprises, les marques de l’effacement énonciatif, tels que l’impersonnalisation et la nominalisation, permettent au président de présenter ses propos comme évidents en contribuant à la construction d’une image de crédibilité.
La question de la responsabilité des pays riches refait surface lors du Sommet de la Commission Climat Sahel de 2019. Là, Issoufou ouvre son discours sur une citation de l’économiste RIFKIN (2011).
(28) […] Nous sommes tous convaincus que, je cite : « la facture entropique des première et deuxième révolutions industrielles arrive à échéance. Les deux cents années où l’on a brûlé du charbon, du pétrole et du gaz naturel pour propulser un mode de vie industriel ont envoyé quantité de dioxyde de carbone dans l’atmosphère terrestre. Cette énergie dépensée-la facture entropique– empêche la chaleur du rayonnement solaire de quitter la planète et menace donc celle-ci d’un changement catastrophique de température. » […]
(29) […] Cette facture entropique a déjà coûté très cher à l’Afrique en général et à la région du Sahel en particulier. […]
L’argumentation par autorité lui sert à défendre la nécessité d’un changement structurel au niveau mondial. Le caractère polémique repose sur le recours au néologisme « facture entropique » qui décrit le paradoxe dont l’Afrique est victime, tiraillée qu’elle est entre le respect de la justice et le paradoxe du « saut historique ».
(30) […] Nous continuerons donc, malheureusement à payer les conséquences d’une situation dont sommes loin d’être responsables. […] Les pays du Sahel, dis-je, doivent opérer un saut historique pour entrer dans la troisième révolution industrielle, […]
Le nous inclusif domine tout ce texte. Ce pronom qui embrasse tout le Sahel montre une prise de position commune marquée par une condition de faiblesse. En effet, à l’image de force qui s’exprime par nous + « mettre en place », « décider », « savoir », « pouvoir faire », s’oppose une image de victime exprimée par la construction « continuer à payer ». Comme pour Kountché, le ton est celui de la dénonciation : plus forte est la cohésion entre les pays du Sahel, plus forte sera l’opposition contre l’autre partie du monde.
Le président accorde une partie du discours au thème de la corrélation entre le changement climatique, la santé ainsi que la stabilité sociale et politique. Il recourt à la stratégie de l’évidence discursive qui s’exprime par la construction anaphorique « la situation du Sahel montre ».
(31) […] La situation du Sahel montre combien le changement climatique a un impact sur la disponibilité des ressources.
(32) La situation du Sahel montre aussi l’impact du changement climatique sur la sécurité et la stabilité sociale et politique.
(33) La situation du Sahel montre, enfin, la liaison qui existe entre changement climatique et migration. […]
Une fois encore, l’effacement énonciatif affiche un ethos de crédibilité.
L’environnement et les phénomènes socioéconomiques.
Dans le discours prononcé à la COP23 en 2017 on assiste au passage d’un texte de typologie A « la nature ennemie de l’homme » à un texte de typologie B « l’homme ennemi de la nature ». Il s’agit d’une inversion du scénario écologique.
Le président focalise son attention sur les problèmes sociaux en tant que conséquences du « changement climatique » qui devient le symbole du mal. Seulement l’application de l’Accord de Paris peut le vaincre.
(34) […] Au Sahel, nous ne le savons que trop, il existe une forte corrélation entre changement climatique et pauvreté et par conséquent entre changement climatique et terrorisme, entre changement climatique et crime organisé, enfin entre changement climatique et migration. […]
Une telle vision est reformulée dans le discours prononcé à l’occasion de l’ASI 2018. Là le président renverse l’image d’une Afrique dépourvue de capacité d’investissement.
(35) […] Le Niger s’est très tôt investi dans le domaine de l’énergie solaire à travers les recherches conduites par un de ses éminents fils. En effet, dès 1969, notre pays s’est doté d’un Office national de l’énergie solaire (Onersol) […].
(36) Aussi, notre ambition pour les cinq ans à venir, traduite dans le plan de développement économique et social du Niger 2017-2021, est-elle l’utilisation accrue de l’énergie solaire, à travers sa mise en valeur dans l’électrification rurale décentralisée. […]
Le drame du changement climatique est recatégorisé devenant ainsi un facteur positif pour la « croissance verte ». On encourage les actions contre le réchauffement de la planète et pour le développement de nouvelles technologies.
Nous avons constaté des éléments de nouveauté au niveau lexical. Premièrement, la formule « développement durable » est remplacée par la construction « développement économique et social durable ».
Cette expression témoigne d’une reformulation de la perspective eurocentrique, déjà présente chez le président Kountché, pour une vision holistique du progrès aussi bien économique que sociale. Deuxièmement, nous constatons une terminologie plus spécifique qui ne renvoie pas uniquement au terme générique « changement climatique » mais qui utilise une notion plus technique, telle que « réchauffement climatique » et « réchauffement planétaire ».
(37) Elle présente la particularité d’être la plus exposée aux effets du réchauffement climatique du fait d’un ensoleillement élevé […]
(38) […] le réchauffement planétaire sera plus marqué à la fin du siècle, au Sahel par rapport au reste du monde.
2.4 Les discours de Bazoum (2021, 2022, 2022)
La revendication du droit à l’exploitation du sous-sol national.
Dans le discours de 2021, prononcé à l’occasion du Dialogue de haut niveau des leaders, le néo-président Bazoum dénonce le contraste entre les pays occidentaux et les pays en voie de développement. Son discours est sarcastique : pour ce qui est de la gestion de la Covid19, la « mobilisation en un temps record » s’oppose à l’incapacité dans la gestion des questions environnementales.
(39) Je voudrais à ce sujet relever que la covid-19 a malheureusement éclipsée l’urgence climatique, […]. La mobilisation en un temps record de vingt mille milliards de dollars pour financer les plans de relance liés à la covid-19 illustre cet état de fait.
Par rapport à ses prédécesseurs, son style argumentatif est technique et synthétique. La textualisation en soi même (exprimée par le je) ainsi que les procédés d’effacement énonciatif sont au service d’un ethos de compétence : le président expose les problématiques et indique de manière péremptoire les solutions à adopter.
(40) […] Il est indispensable que les pays du nord concrétisent leur engagement pris dans le cadre de l’accord de Paris pour la mobilisation de 100 milliards de dollars par an […]
Le discours prononcé le 23 septembre 2022, lors du Sommet de l’Energie USA-Afrique, présente la même approche polémique. Le président prône le recours aux sources renouvelables mais il réclame le droit d’exploitation du sous-sol. Il s’agit de revendiquer ce « saut historique » que l’Afrique n’a jamais vécu.
(41) […] Notre pays a un fort potentiel minier et regorge d’importantes ressources naturelles […]. Il est donc injuste de demander à l’Afrique et aux Africains, qui ne contribuent qu’à hauteur de 3% aux émissions de gaz à effet de serre, de ne pas exploiter leurs ressources naturelles. Le développement de l’Afrique est intimement lié à celui des énergies fossiles dont notre continent regorge. Nous sommes pour une transition énergétique juste et équitable. […]
Il s’agit d’un discours qui essaie d’articuler une double contrainte : la nécessité du développement économique et celle de la sobriété écologique. L’absurdité de la situation africaine s’exprime par la répétition anaphorique de « malgré » qui renforce la dénonciation en mettant en évidence le contraste entre la recherche du « développement » et une réalité d’exploitation et de faiblesse.
(42) […] Malgré les importantes ressources énergétiques dont dispose le continent près de 600 millions de personnes n’ont pas accès à l’électricité […].
(43) Malgré ces ressources, le pays rencontre des difficultés, particulièrement en matière d’approvisionnement en énergie électrique en raison de la faiblesse de ses capacités de production. […]
Son discours sur le développement du Niger se présente à la fois conflictuel, empêché mais en tous cas possible. En effet, la neutralisation de la conflictualité liée au développement (KRIEG-PLANQUE 2010) passe par l’individuation des obstacles qui entravent son achèvement.
Le retour à la dimension de l’urgence
Quant à la représentation de la question environnementale, Bazoum adopte une position de continuité par rapport à Issoufou. Dans le discours prononcé en 2021, son argumentation repose sur le lien entre environnement et développement économique et social. L’évidence de cette équation est renforcée par l’événement de la pandémie. Le cadrage proposé est dominé par un sentiment d’angoisse justifiant une action d’urgence.
(44) […] Au Sahel en particulier, les impacts néfastes des changements climatiques accélèrent la vulnérabilité des populations et les privent de leurs moyens d’existence, contribuant ainsi à l’apparition d’autres fléaux tels que la migration des jeunes et les défis sécuritaires comme le crime organisé et le terrorisme. […]
À l’occasion de la COP15 en 2022, l’observation des problèmes demeure dans une optique de corrélation. Le style est toujours pressant. Il se traduit par une énumération des aléas à travers un climax ascendant.
(45) […] Nous sommes réunis ici pour échanger sur les défis énormes auxquels est confrontée notre humanité. Ces défis ont pour noms : changements climatiques, désertifications et appauvrissements des terres arables, pénurie et insécurité alimentaire, flux internes et externes de migrations liées aux changements climatiques et aux insécurités sociopolitiques, et surgissements violents de conflits armés de type terroriste notamment, liés aux paupérisations occasionnées par les sécheresses, raréfactions des terres cultivables et perte progressive de la biodiversité […]
(46) La détérioration des écosystèmes à l’ère de l’anthropocène accentue les famines, les malnutritions, les déplacements de populations : elle engendre des tensions sociales et communautaires produisant de l’anomie sociale.
Le schéma argumentatif repose sur le lien cause-effet. Le pathos et le niveau de dramatisation demeurent élevés. La syntaxe, très linéaire, exprime les processus évolutifs des phénomènes environnementaux responsables de l’ « anomie sociale ». Le choix de ce terme témoigne du style hétéroclite du président Bazoum : hyper-technique et dramatique en même temps.
Conclusion
La posture énonciative des présidents nigériens a beaucoup évolué dans le temps :
- (a) nous constatons une diminution des tons de la dénonciation. Du discours virulent de Kountché, on arrive au discours plus paisible d’Ousmane. Ce changement témoigne d’un dialogue de plus en plus amical avec la Communauté Internationale qui reflète les évolutions de la politique du Niger. Chez Issoufou et Bazoum il y a en effet une revendication de la responsabilité des interlocuteurs occidentaux face aux crises environnementales et socioéconomiques, mais sur un ton toujours diplomatique.
- (b) nous avons montré que, lors des sommets interafricains, l’objectif de cohésion entre énonciateur et coénonciateur se réalise par l’individuation des responsables d’un état de souffrance partagé. Dans ces discours, les revendications s’appuient sur la contraposition nous/vous.
De l’analyse des cadrages du changement climatique nous avons observé que :
- (a) la vision catastrophique de Kountché est renversée par Ousmane et Issoufou au profit d’une vision optimiste liée aux cadrages Développement et croissance économique et Développement économique et croissance verte.
- (b) en revanche, chez Bazoum il y a un retour à l’angoisse et à l’urgence.
Par conséquent, nous constatons que le cas nigérien ne répond que partiellement aux théories de Risbey.
Par ailleurs, nous avons observé les étapes évolutives du discours environnemental nigérien :
- (a) en 1975 la seule référence à l’environnement est représentée par le mot « nature » dans un connotation négative (la nature comme ennemie de l’homme). Il faudra attendre dix ans pour qu’apparaisse, chez Kountché, le terme « environnement », qui ouvre à une conception positive d’ « économie de la nature ».
- (b) ce sera Ousmane qui ajoutera la dimension sociale au discours sur l’environnement.
- (c) finalement, Issoufou et Bazoum mettront au centre du débat la responsabilité humaine ainsi que le principe de synchronicité qui lie l’environnement aux phénomènes socioéconomiques.
Corpus
BAZOUM, Mohamed, Allocution au Dialogue de haut niveau des leaders sur l’urgence covid et climatique, Présidence de la République du Niger, 2021. https://www.presidence.ne/discours-du-prsident/2021/4/6/sjlmswvnlxm1libiy5z1mvnuo9semm
BAZOUM, Mohamed, Discours COP15, Présidence de la République du Niger, 2022. https://www.presidence.ne/discours-du-prsident/2022/5/9/discours-de-sem-le-president-de-la-republique-mohamed-M.Bazoum-cop-15-abidjan-2022
BAZOUM, Mohamed, Discours à l’occasion de la 1ère édition du Sommet de l’Énergie USA-Afrique, Présidence de la République du Niger, 2022. https://www.presidence.ne/discours-du-prsident/2022/9/24/discours-du-prsident-de-la-rpublique-sem-mohamed-M.Bazoum-loccasion-de-la-1re-edition-du-sommet-sur-lnergie-en-afrique-houston-texas
ISSOUFOU, Mahamadou, Intervention A la Réunion de Haut Niveau de la 23ème Conférence des Parties à la COP 23, Présidence de la République du Niger, 2017. https://www.presidence.ne/discours-du-prsident/2017/12/30/intervention-de-son-excellence-monsieur-M.Issoufou-mahamadou-prsident-de-la-rpublique-du-niger-a-la-runion-de-haut-niveau-de-la-23me-confrence-des-parties-la-cop-23
ISSOUFOU, Mahamadou, Intervention au Sommet de l’Alliance Solaire Internationale, Présidence de la République du Niger, 2018. https://www.presidence.ne/discours-du-prsident/2018/3/11/allocution-de-son-excellence-monsieur-M.Issoufou-mahamadou-prsident-de-la-rpublique-du-niger-chef-de-lÉtat -loccasion-du-sommet-de-lalliance-solaire-internationale-new-delhi
ISSOUFOU, Mahamadou, Discours à l’ouverture officielle du Sommet de la Commission Climat Sahel, Présidence de la République du Niger, 2019. https://www.presidence.ne/discours-du-prsident/2019/2/25/discours-de-sem-M.Issoufou-mahamadou-louverture-officielle-du-premier-sommet-de-la-commission-climat-sahel
KOUNTCHÉ, Seyni, « Présidant le Sommet de la C.E.A.O. », in OUSMANE, Amadou (éd.), Seyni Kountché : discours et messages (15 avril 1974 – 15 avril 1979), Niamey :Imprimerie Nationale du Niger, 1979.
KOUNTCHÉ, Seyni, « Discours devant le 86ème Conseil exécutif de l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO) », in KUDIZE, Abubakar K. (éd.), Chronologie politique du Niger, T4, Niamey : Nouvelle imprimerie du Niger, 2018.
OUSMANE, Mahamane, « Discours devant le 48ème session de l’Assemblée générale des Nations Unies », in KUDIZE, Abubakar K. (éd.), Chronologie politique du Niger, T4, Niamey : Nouvelle imprimerie du Niger, 2018.
Bibliographie
AMOSSY, Ruth, La présentation de soi. Ethos et identité verbale, Paris : Presses Universitaires de France, 2010.
CHARAUDEAU, Patrick, Le discours politique. Les masques du pouvoir, Limoges : Lambert-Lucas, 2014.
DÉTRIE, Catherine, VERINE, Bertrand, « Modes de textualisation et production du sens : l’exemple de « Complainte d’un autre dimanche » de Jules Lagorgue », in AMOSSY, Ruth, MAINGUENEAU, Dominique (éds.), Analyse du discours dans les études littéraires, Toulouse : Presses universitaires du Mirail, 2003, p.213-22.
DUFOUR, Françoise, « Dire « le Sud » : quand l’autre catégorise le monde », Autrepart, 1/41, 2007, pp. 27-39. https://doi.org/10.3917/autr.041.0027
FLØTTUM, Kjersti, GJERSTAD, Øyvind, “Arguing for climate policy through the linguistic construction of Narratives and voices: The case of the South-African green paper National Climate Change Response”, in Climatic Change, 118 (2), 2013a, p. 417–430.
FLØTTUM, Kjersti, GJERSTAD, Øyvind, “The role of social justice and poverty in South Africa’s national climate change response white paper”, in South African Journal on Human Rights, 29 (1), 2013b, p.61–90.
GOFFMAN, Erving, Frame Analysis: An Essay on the Organization of Experience, New York: Harper & Row, 1974, p.586.
JOHANNESSEN, Åse, WAMSLER, Christine, “What does resilience mean for urban water services?”, Ecology and Society 22(1),1, 2017. https://doi.org/10.5751/ES-08870-220101
KERBRAT-ORECCHIONI, Catherine, L’Énonciation : de la subjectivité dans le langage, Paris : Armand Colin, 2014.
KRIEG-PLANQUE Alice, « La formule “développement durable” : un opérateur de neutralisation de la conflictualité », Langage et société, 134/4, 2010, p.5-29. https://www.cairn.info/revue-langage-et-societe-2010-4-page-5.
NISBET, Matthew C., “Communicating Climate Change: Why Frames Matter for Public Engagement”, in Environment: Science and Policy for Sustainable Development, 51-2, 2009, p.12-23.
PELLIZZONI, Luigi, OSTI, Giorgio, “Sociologia dell’ambiente”, Bologna: il Mulino, 2003.
PINTON, Florence, « De la période coloniale au développement durable. Le statut des savoirs locaux sur la nature dans la sociologie et l’anthropologie françaises », Revue d’anthropologie des connaissances,8/2, 2014, p.425-450. https://doi.org/10.3917/rac.023.0425
RIFKIN, Jeremy, The Third Industrial Revolution: How Lateral Power Is Transforming Energy, the Economy, and the World, London : Palgrave Macmillan, 2011.
RISBEY, James S, “The new climate discourse: Alarmist or alarming?”, Global Environmental Change 18,1, 2008, p.26-37. https://doi.org/10.1016/j.gloenvcha.2007.06.003
SCOTT, Dianne, OELOFSE, Catherine, “Social and Environmental Justice in South African Cities: Including ‘Invisible Stakeholders’ in Environmental Assessment Procedures”, Journal of Environmental Planning and Management, 48, 2007, p.445-467. https://doi.org/10.1080/09640560500067582
SENATORE, Gianluca, “Storia della sostenibilità. Dai limiti della crescita alla genesi dello sviluppo”, Milano: FrancoAngeli, 2013.
[1] Voir SCOTT & OELOFSE (2007 : 445-467) ; FLØTTUM & GJERSTAD (2013a : 417-430 /2013b : 61-90, 29) ; JOHANNESSEN & WAMSLER (2017).
[2] Sur l’ethos, en tant qu’image de soi et image de l’autre, voir, entre autres, AMOSSY (2010 : 235).
[3] Sur le cadrage, on fera référence à GOFFMAN (1974 : 586) et surtout à RISBEY (2008 : 26-37) et NISBET (2009 : 12-23), qui traitent du changement climatique.
[4] Les discours de Kountché et Ousmane sont recueillis dans OUSMANE (1979) et KUDIZE (2018) repérés lors d’une mission sur le terrain.
[5] Concernant ce type d’analyse, voir, entres autres KERBRAT-ORECCHIONI (2014 : 267).
[6] Suivant DETRIE & VERINE (2003 : 213-222).
[7] Pour ces notions, voir CHARAUDEAU (2014 : 255).
[8] Cf. tableau 2.
[9] En raison de la complexité polysémique de cette notion, nous adoptons ici la perspective de la sociologie de l’environnement pour qui il s’agit d’un développement capable de satisfaire les besoins actuels sans compromettre le futur (PELLIZZONI & OSTI 2003 ; SENATORE 2013).
[10] On assiste aux Conférences de parties (désormais COP) 21, 22 et 23.
Per citare questo articolo:
Francesca Romana CACCIATORI, « Changement climatique et crises environnementales au Sahel : les discours des présidents nigériens », Repères DoRiF, n. 30 – Variations terminologiques et innovations lexicales dans le domaine de la biodiversité et du changement climatique, DoRiF Università, Roma, giugno 2024, https://www.dorif.it/reperes/francesca-romana-cacciatori-changement-climatique-et-crises-environnementales-au-sahel-les-discours-des-presidents-nigeriens/
ISSN 2281-3020
Quest’opera è distribuita con Licenza Creative Commons Attribuzione – Non commerciale – Non opere derivate 3.0 Italia.