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Jérémi SAUVAGE

 

Remarques sur l’évaluation et la consigne en didactique de l’oral en FLE

 

 

Jérémi Sauvage
Université Paul-Valéry-Montpellier 3, Unité de recherche L H U M A I N
Jeremi.sauvage@univ-montp3.fr



Résumé
Le but du présent article est d’interroger la pertinence et les biais de l’évaluation de l’oral en didactique du FLE, plus précisément en didactique de la prononciation. Nous verrons que si les consignes elles-mêmes des exercices induisent certains biais dans la tâche demandée aux apprenants, Il nous semblerait pertinent d’envisager de nouvelles approches et de nouvelles considérations des compétences linguistiques en lien avec l’oral, comme, par exemple, repenser la leçon de phonétique sans faire appel à d’autres activités sociocognitives que celles de l’oral.

Abstract
The aim of this article is to examine the relevance and biases of oral assessment in the didactics of French as a foreign language, and more specifically in the didactics of pronunciation. We shall see that if the instructions for the exercises themselves induce certain biases in the task asked of the learners, it would not be absurd to envisage new approaches and new considerations of linguistic skills in relation to oral expression, such as, for example, rethinking the phonetics lesson without calling on socio-cognitive activities other than those of oral expression.


 

1. Introduction : du son au phonème

Comme l’a expliqué Michel Billières dans son blog « Au son du FLE », la phonologie et la phonétique sont deux disciplines distinctes s’intéressant à la matière sonore des langues et de la parole. La « Phonétique » (acoustique, perceptive et articulatoire) s’intéresse aux dimensions physiques et concrètes de la parole, tandis que la « Phonologie » s’intéresse quant à elle aux unités sonores des langues (les phonèmes), par définition abstraite. Or, en situation d’enseignement-apprentissage d’une langue étrangère, la frontière est quelque peu ténue entre ces deux domaines. La réalisation des phonèmes (plan phonologique) se traduisant par une production sonore (plan phonétique), on parle depuis longtemps de « système phonético-phonologique » (BOYSSON-BARDIES 1996 ; DETEY 2005 ; SAUVAGE 2015) pour ne pas avoir à s’interroger sur une question dont on ne peut pas obtenir une réponse précise. En considérant que l’appropriation d’une langue consiste, dans ce domaine, à s’approprier les phonèmes constitutifs d’un système phonologique d’une langue donnée en intégrant ces phonèmes dans l’organisation de la conscience phonologique de l’apprenant (SAUVAGE, 2021), il se pose alors, de façon légitime, la question de l’évaluation de cette compétence phonologique qui ne peut être observée de manière directe. C’est alors à travers les résultats d’activités et d’exercices de perception et de production que l’enseignant doit interpréter, le moins approximativement possible, cette compétence phonologique : les phonèmes de la langue-cible ont-ils trouvé leur place dans la conscience phonologique de l’apprenant ? En d’autres termes, si le phonème /u/ n’existe pas dans la conscience phonologique de l’apprenant (parce que ce phonème est absent du ou des systèmes linguistiques de ma ou mes langue(s) première(s)), comment et quand ce phonème /u/ trouvera-t-il sa place (construction d’une opposition phonologique (CLEMENTS HUME 1995) avec le phonème /U/ par exemple) dans sa conscience phonologique de locuteur-apprenant ?

Un deuxième aspect nous semble encore plus complexe que ce qu’on a l’habitude de lire et d’entendre : comment peut-on appréhender l’interrelation perception / articulation des phonèmes et leurs conséquences en didactique de la prononciation en langue étrangère (DETEY 2020) ? Si la boucle audio-phonatoire de Delattre (1951) est désormais attestée sur le plan neurophysiologique (RIZZOLATTI et al., 1996 ; 2006), le facteur « temps » pose un problème aux enseignants en quête d’évaluation (HUVER SPRINGER 2011). Quelles réactions doivent avoir les enseignants face à la diversité des vitesses d’apprentissages de leurs élèves ? En effet, les mêmes réseaux de neurones sont activés pour le traitement du signal sonore sur le plan perceptif mais ce sont également ces mêmes réseaux qui permettent la coordination motrice de l’appareil phonatoire (pour une synthèse sur ces questions, cf. SAUVAGE 2021). C’est pourquoi, il est indispensable de proposer en classe, dès le début des apprentissages, des activités et des exercices dont l’objectif principal concerne la discrimination (qui renvoie à l’écoute attentive de la Méthode Verbo-Tonale (RENARD 1977)) ainsi que la production articulatoire des nouveaux sons. Cependant, nous manquons d’études et de données à propos de la temporalité nécessaire entre les deux processus. Cela renvoie aux deux étapes développées par l’interactionnisme socio-discursif (BRONCKART 1997 ; 1999 ; 2008, 2012), à savoir un premier processus dit de « conscientisation » (l’action de l’Autre me fait prendre conscience d’un phénomène), avant un second de « sémiotisation des représentations individuelles » dont l’objectif est de faire évoluer des représentations mentales existantes (SAUVAGE 2014). C’est là une vraie difficulté pour l’enseignant : alors qu’a été constatée en classe une véritable évolution des compétences perceptives des nouveaux sons, les effets sur l’articulation se font parfois attendre longtemps : on observe donc un décalage plus ou moins important entre la réussite d’exercices visant la perception et celle d’exercices visant l’articulation, ce qui pose une question de fond : qu’évalue-t-on réellement pendant et en fin de séquence pédagogique ? Ce n’est pas parce que l’apprenant ne sait pas encore prononcer le phonème-cible qu’il n’a pas commencé à prendre conscience de l’opposition phonologique dont la leçon fait l’objet.

Dans cet article, nous souhaitons aborder ces aspects, en nous appuyant sur une posture holistique basée sur la pensée complexe d’Edgar Morin (MORIN 1977 ; 1980 ; 1990 ; 2004 ; 2011 ; MORIN LE MOIGNE 1999). Voilà pourquoi il s’agira de refuser la simplification à outrance de la situation d’enseignement-apprentissage que revêt une leçon de phonétique en cours de langue étrangère et d’essayer d’apporter un regard systémique à cette situation pour en appréhender les tenants et les aboutissants. Il nous semble en effet indispensable d’élargir nos conceptions parfois trop « académiques » pour améliorer les pratiques pédagogiques, tant sur le plan de la formation de formateurs qu’en classe face aux apprenants.

2. Questions d’évaluation de l’oral

Tout cela nous amène à nous interroger sur les différents paramètres propres à l’évaluation des compétences de l’oral, souvent plus délicates à « cerner » que celles de l’écrit (RONDAL 2001). Outre les interrogations légitimes et qui ne sont pas nouvelles (HUVER SPRINGER 2011), par exemple lors des certifications linguistiques type DELF/DALF (SAUVAGE GARDIES 2021), nous pensons qu’il est légitime de s’arrêter un instant sur les questions suivantes : qu’évalue-t-on vraiment en fin de séquence de « Phonétique corrective » ? Ce qu’on pense mesurer comme une compétence perceptive, à travers une réalisation articulatoire, l’est-elle vraiment (une compétence perceptive) ? Car enfin, la seule certitude de l’enseignant, est que si l’apprenant réussit à prononcer le phonème /u/ dans différents contextes, c’est bien qu’il perçoit ledit phonème dans ces contextes. Mais /u/ devient /U/ sur le plan articulatoire, on ne peut remettre en cause la qualité de la perception de l’apprenant puisqu’il existe ce décalage possible, cette nécessaire temporalité variable entre l’activation des réseaux de neurones à l’œuvre dans les mécanismes neuro-perceptifs et leur pendant sur la coordination motrice des muscles de l’appareil phonatoire.

Cela nous amène alors à nous interroger sur « qui » est évalué. En d’autres termes, sur ce qu’est un « apprenant ». D’un point de vue psycholinguistique, l’apprenant adulte est un être humain, c’est-à-dire le résultat d’une évolution, un ancien enfant / adolescent. Il utilise donc des mécanismes psycho-sociaux-affectifs (CALLAMAND 1981 ; BRUNER 1983 ; 1991 ; SAUVAGE 2014 ; NARCY-COMBES & NARCY-COMBES 2019) et biologiques (CHOMSKY 1995) qui peuvent se traduire par les approches neurolinguistiques (ANL) (NETTEN GERMAIN 2012 ; GERMAIN 2018 ; GUEDAT-BITTIGHOFFER, DAT, HUMEAU NOCUS, 2021) propres à la nature humaine et qui font, toujours aujourd’hui, l’objet de recherche dans la mesure où nos connaissances sur la question sont loin d’être complètes et exhaustives. Cependant, ces connaissances ne sont pas non plus nulles grâce notamment aux contributions de différentes disciplines qui sont, reconnaissons-le, de plus en plus en interactions (MORIN, 1986 ; 1999 ; 2013 ; HILTON, 2022). Trop souvent, l’apprenant est considéré, nous semble-t-il, en dehors d’une histoire humaine au cours de laquelle au moins une autre langue (L1) a déjà été appropriée et donc poser des structures de bases à partir desquelles les autres langues à acquérir vont trouver leur place. De la même manière qu’on oublie parfois qu’à l’école un élève est aussi un enfant, il nous semble important de garder à l’esprit que la complexité humaine peut permettre de donner du sens aux freins mais aussi aux réussites multiples en situation d’enseignement-apprentissage des langues (SAUVAGE, 2023a sous presse).

Face à cette complexité, l’enseignant doit alors se poser la question légitime du « comment évaluer ? », ce qui constitue en soi un nœud gordien qu’on n’a pas fini de démêler. Si une réponse simple n’est pas envisageable, nous suggérons d’ouvrir un chantier sur cette question en apparence simple.

En poursuivant la réflexion, on aboutit rapidement au « pourquoi évaluer ? » et au « pour quoi évaluer ? », évaluer pour quoi faire ? La question du « pourquoi / pour quoi » appelle de multiples réponses : a) pour des raisons purement pédagogiques, comme la mesure de l’évolution des compétences testées (formations initiale, formative et sommatives) ; b) pour des raisons administratives et sociétales, comme le fait de se fixer un objectif de certification linguistique. Cela dit, on peut se demander si l’objectif principal de l’appropriation de compétences linguistiques peut réellement se limiter à une évaluation administrative plutôt qu’à objectif de communication en contexte à une intercompréhension (DIDELOT, RACINE, ZAY  PRIKHODKINE, 2019). Par exemple, quels sont les enjeux de réussir ou non des exercices de perception ou de répétition pendant une séquence en phonétique FLE ? Le fait de réussir (de valider) tel ou tel exercice prévaut-il sur les compétences réelles en situation communicative ? Nous pensons que non. S’il s’agit bien d’un indicateur pour l’enseignant du fait que la progression pédagogique est en cours, nous défendons l’idée selon laquelle toute évaluation sommative (la seule présentant un intérêt principal) devrait avoir lieu en situation réelle de communication, et non dans un laboratoire de langue ou de phonétique. Dans le cadre de l’appropriation d’une compétence articulatoire en langue étrangère, nous pensons qu’il en est de même. Réussir les exercices et activités d’une séquence pédagogique ne présente qu’un intérêt limité, le principal objectif étant d’améliorer la qualité de la réalisation articulatoire des phonèmes en situation de production de parole spontanée. En cela, l’évaluation de l’articulation phonétique des apprenants devraient avoir lieu pendant une conversation, comme lors des épreuves de Production Orale pour les examens DELF/DALF.

3. Questions de formulation des consignes en phonétique

Pour faire écho au récent article portant sur le « sens caché » des consignes (SAUVAGE, 2023), nous souhaiterions revenir sur la formulation des consignes (ZAKHARTCHOUK, 1999 ; 2000 ; LANG BEILLET, 2023) dans les manuels ou exercices pédagogiques de phonétique, en particulier pour décoder ce qu’induisent ces formulations sur les évaluations, ce qu’on évalue et comment on le fait. Nous nous sommes pour cela appuyé sur un corpus de manuels dédiés à l’enseignement-apprentissage de la prononciation (BARRET, 1968 ; LEON, 1970 ; CALLAMAND, 1973 ; CALLAMAND PEDOVA-GUIMBRETIERE, 1984 ; KANEMAN-POUGATCH PEDOVA-GUIMBRETIERE, 1989 ; PAGNIEZ-DELBART, 1992 ; SIREJOLS TEMPESTA, 1994 ; CHARLIAC MOTRON, 1999 ; ABRY CHALARON, 2009).

3.1. La place de l’écrit dans l’enseignement-apprentissage de l’oral

Dans un premier temps, nous souhaitons insister sur un aspect qui reste ambigu pour nous en didactique de la prononciation : la place de l’écrit dans les consignes et donc, a fortiori dans les exercices et leurs évaluations, ce qui revient à réfléchir à cette fameuse « relation graphie-phonie ».

Exemple #1 : Pagniez & Delbart, 1990

Nous nous interrogeons sur la place de l’écriture orthographique et sur le statut de la correspondance graphie-phonie dans la séquence de phonétique. On peut, dans un premier temps se demander si la relation « graphie-phonie » est équivalente à une relation « phonie graphie ». Dans le premier cas, en mettant la graphie (donc les graphèmes) en avant, il s’agit de donner une priorité à l’orthographe et donc à l’écriture orthographique relevant des compétences de la Compréhension Ecrite (CE) et de la Production Ecrite (PE). On pourra alors s’interroger sur ce type de priorité en Didactique de l’oral, alors que si l’on formule cette relation prioritaire comme étant « oralo-scripturale », il s’agira alors de mettre en avant la compétence phonologique par rapport à la compétence graphémique. On sait, par ailleurs, que le recours à l’usage visuel des graphèmes peut être un adjuvant à l’appropriation phonologique du système de la langue-cible (CHADEE, 2013).

Bien entendu, à un moment donné dans la progression pédagogique, les liens entre les sons entendus et les graphèmes vus doivent faire l’objet d’une attention particulière. Mais nous pensons que ce type d’exercices relèvent plus de la compétence orthographique en Production écrite (P.E.) que d’une compétence phonétique proprement dite. Ainsi, l’évaluation de ce type d’activités pédagogiques renvoie plus pour nous à la P.E. qu’à la Production Orale (P.O.). Inverser les priorités ici, en gardant le même exemple que supra à propos de l’opposition phonologique /u/ ~ /U/, revient à compliquer inutilement le travail sur le système phonético-phonologique de la langue française, dans la mesure où dans la plupart des langues, le graphème « u » correspond au phonème /U/, ce qui n’est pas le cas en français. Nous avons relevé plusieurs verbes comme « écrivez », « cochez », « recopiez », « notez » (souvent à l’impératif), impliquant pour l’apprenant de fournir un travail de lire-écrire, soit disant pour structurer son système phonémique et améliorer sa prononciation (Sauvage, 2023b sous presse).

Exemple #2 : Charliac & Motron, 1998

A partir de cela, il nous semble pertinent de réfléchir à une démarche pédagogique qui allierait l’oral comme objectif et comme moyen d’enseignement-apprentissage. Pourquoi serait-on dans l’obligation d’introduire des activités de lecture et/ou d’écriture dans la leçon de phonétique ? Les vagues de migration récentes marquées par l’accueil et l’accompagnement d’un public d’apprenant parfois analphabète et/ou issus de langues/cultures parfois très différentes de la langue française (code sémiotique d’écriture non-latin, sens d’écriture différent de celui des langues occidentales…) nous ont obligés à reconsidérer le recours à la lecture et à l’écriture en didactique de l’oral. Il ne faudrait pas confondre « oral », « oralité » et « oralisation » (WEBER, 2019 ; 2022). On peut d’ailleurs inverser les rôles : peut-on imaginer un francophone monolingue qui doive apprendre le mandarin standard (niveau A1.1.) en Chine et à qui, soi-disant pour l’aider, on explique qu’il ne doit plus parler le français à la maison ? L’argument en matière phonético-phonologique serait de perturber les oppositions phonologiques des consonnes occlusives non-voisées / aspirées /p/ ~ /ph/, /t/ ~ /th/, /k/ ~ /kh/.

Le risque de surcharge cognitive

Un autre aspect contre-productif a trait à la nature de la tâche demandée. Outre le fait qu’on puisse se tromper en recopiant, complétant à l’écrit, etc., il est parfois demandé de cocher ou même de compter à l’apprenant.

Exemple #3 : Sirejols & Tempesta, 1994

Or, ici, en cas d’erreur, peut-on être certain de ce qu’on a évalué ? Est-ce réellement une erreur de perception ? Ou bien une erreur en lien avec l’organisation spatiale de la page, du tableau que l’on demande à compléter ? Ou encore une erreur de dénombrement ? Les prérequis sont ici trop nombreux et de natures trop diverses. De la même manière qu’une difficulté de compréhension en lecture peut créer des erreurs dans les réponses à un problème de mathématiques, il en est de même ici : ne pas comprendre un énoncé en mathématiques constitue une erreur de lecture (la mauvaise note devant donc être attribuée à la compétence de compréhension en lecture, et non en mathématiques), supposer que l’apprenant possède toutes les compétences pour discriminer et dénombrer un phonème dans un énoncé oral relève d’une tâche complexe et d’un bagage de compétences peut-être trop important pour certains apprenants. Nous pensons en particulier à certains publics de cours de FLE qui n’ont jamais été scolarisés comme certaines femmes afghanes par exemple. Dès lors, il ne nous apparaît pas absurde d’envisager une séquence pédagogique visant les compétences perceptives et articulatoires de certains phonèmes 100% construites sur des activités et exercices. Car si l’on est capable de mener une telle séquence pédagogique avec certains apprenants (et la Méthode Verbo-Tonale nous semble parfaitement adaptée, RENARD, 1977 ; BILLIERES, 2001 ; 2005 ; 2008 ; SAUVAGE BILLIERES, 2019), pourquoi ne pas généraliser, au moins avec les grands débutants en FLE, une approche exclusivement orale pour travailler la perception et la production du système phonético-phonologique du français en FLE ? Cela renvoie à ce que nous avons expliqué supra sur le fait de se concentrer, dans un premier temps, en termes d’objectifs pédagogiques, uniquement sur la relation perception / articulation. Pour faire évoluer l’articulation sur le plan phonétique, il est nécessaire de faire évoluer dans un premier temps les structures de la conscience phonémique en agissant sur les oppositions phonologiques des traits distinctifs. C’est pourquoi nous préférons qualifier la leçon de « phonétique corrective » de « phonologie remédiative » (SAUVAGE, 2023b sous presse).

4. Des réponses et des questions

Pour tenter de resserrer les liens des différentes thématiques évoqués dans cet article, nous allons essayer de répondre à l’ensemble des questions formulées par une tentative de problématisation dont le but devrait être de dégager des pistes didactiques et pédagogiques.

Reprenons pour commencer la question de la terminologie lourde de sens que nous avons détaillée par ailleurs (SAUVAGE, 2023c sous presse). Les récentes avancées dans le domaine, grâce notamment aux disciplines connexes à la didactique de la prononciation (sciences cognitives, neurosciences, psychologie des apprentissages…) nous invitent à réinterroger la question des choix terminologiques utilisés par les enseignants, les institutions, mais également les éditeurs et les didacticiens en formation de formateurs. Le fait de parler, certainement par habitude plus que par conviction, de « Phonétique corrective » pour dénommer l’enseignement-apprentissage de la prononciation en langue étrangère induit pour nous deux incohérences.

La première concerne le terme « correction », qui se rattache au champ lexical d’une certaine vision traditionnelle et normative de la langue. Si l’on a besoin de « corriger » une prononciation, c’est qu’on ne considère pas du tout les approches sociales, voire sociolinguistiques, de la parole. La question de la variation (vs la faute) socio-phonétique concernant l’ensemble d’une communauté (socio-)linguistique faisant l’objet de bon nombre de réflexions depuis des décennies (de la dialectologie rurale à la sociolinguistique moderne). Il se pose alors de manière tout aussi légitime la question des normes de prononciation à enseigner aux apprenants allophones. Par ailleurs, une prise en considération traditionnelle renvoie à une culture de la linguistique particulière s’inscrivant dans une conception de la langue centrée sur l’histoire académique des « Lettres à la Française » (cf. BARRET, 1968), avec toute l’importance donnée à la littérature et à l’écrit, c’est-à-dire aux normes et règles du français standard, plutôt qu’à une conception de langue centrée sur les pratiques sociales (Linguistique – Sciences du langage, LEON, 1970) et leurs complexités et diversités (LABOV, 1972 ; LAKS, 1983 ; CHISS FILLOLET, 1986). Finalement, on peut se demander si apprendre à « parler » une langue renvoie vraiment à des compétences de l’oral (de perception et d’articulation, notamment, sur le plan phonético-phonologique). Nous sommes personnellement témoin que les normes de l’écrit, de la langue standard, restent encore trop souvent les principaux référentiels pour l’évaluation des compétences linguistiques à l’issue d’une séquence d’enseignement-apprentissage.

La deuxième incohérence concerne le terme « Phonétique ». Comme nous l’avons précisé supra, le plan phonétique n’est que la conséquence d’un travail effectué plus en amont, à savoir sur le plan phonologique. En effet, si l’objectif pédagogique est bien d’améliorer (de faire évoluer) la qualité de la prononciation de l’apprenant, le travail de fond se situe au niveau phonologique dans la mesure où le rôle de l’enseignant est dédié à la modification de la conscience phonologique des apprenants. C’est donc parce que le but de la leçon de phonétique vise une transformation phonologique qu’il n’est plus possible de parler de « phonétique corrective », mais bien de « remédiation phonologique » (SAUVAGE, 2023b sous presse).

Ainsi, il convient de redéfinir les objectifs pédagogiques (types d’exercices et d’activités proposés) ainsi que les objectifs didactiques (réflexions de l’enseignant). Cela nous amène à proposer des modifications sur la formulation des consignes, par exemple en tenant compte de l’état des connaissances à propos des rapports entre l’oral et l’écrit en langue et de l’historicité de la didactique du FLE dans le domaine (SAUVAGE, 2021). On peut alors se poser la question, de manière légitime, s’il ne faut pas enseigner l’oral par et pour l’oral, c’est-à-dire en faisant abstraction des anciennes conceptions traditionnelles des langues et de leur enseignement. Cela conduirait alors à redéfinir la frontière entre pédagogie et didactique, en tenant compte des représentations sociales, des raisonnements des enseignants et de leurs formations, en didactique du FLE. Il apparaît en effet que l’évolution des connaissances en didactique de la prononciation doit faire évoluer nos représentations et nos conceptions dans le domaine. C’est pourquoi, nous sommes favorable à poursuivre une réflexion collective en didactique de la prononciation des langues étrangères.

 

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Per citare questo articolo:

Jérémi SAUVAGE, « Remarques sur l’évaluation et la consigne en didactique de l’oral en FLE », Repères DoRiF, n. 28 – Entre le théorique et l’expérientiel : l’oral en didactique du FLE. Questionnements et perspectives, DoRiF Università, Roma, novembre 2023, https://www.dorif.it/reperes/jeremi-sauvage-remarques-sur-levaluation-et-la-consigne-en-didactique-de-loral-en-fle/

ISSN 2281-3020

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