Julie HUMBERT-DROZ

 

Exploration de la polysémie dans un contexte de circulation des termes : études de cas en corpus comparable

 

 

Julie Humbert-Droz
Centre de recherche en linguistique appliquée (CeRLA), Université Lumière Lyon 2
 julie.humbert-droz@univ-lyon2.fr


Résumé
Cet article s’intéresse à la polysémie des termes dans un contexte de déterminologisation, dans le domaine de la physique des particules. À travers une étude outillée en corpus comparable guidée par la distribution des termes, différents phénomènes sont identifiés et sont interprétés comme la manifestation d’un fonctionnement polysémique. La répartition dans les sous-corpus montre que les termes ne « deviennent » pas polysémiques en langue générale, mais qu’au contraire, leur polysémie est révélée par la prise en compte de textes qui se situent dans le continuum langue de spécialité-langue générale. Cette perspective permet d’enrichir la réflexion sur la polysémie en terminologie.

Abstract
This paper focuses on the polysemy of terms in the context of determinologisation in particle physics. Through a corpus-based analysis of the distribution of terms, various phenomena are identified and interpreted as clues of polysemic behaviour. Their observation across the sub-corpora indicates that terms do not “become” polysemic in general language; rather, their polysemy is revealed by the consideration of texts situated within the specialised language-general language continuum. This perspective on determinologisation thus contributes to current reflections on polysemy in terminology.


1. Introduction et objectifs

Cet article s’intéresse à la polysémie des termes du domaine de la physique des particules. Les phénomènes de changement ou glissement sémantique qui apparaissent lorsque les termes sont employés dans des textes non spécialisés, notamment dans les médias, sont bien connus et largement décrits (MOIRAND 2007, CONDAMINES & PICTON 2014, DELAVIGNE 2022). En revanche, les phénomènes qui se situent « aux frontières » entre spécialisé et non spécialisé sont moins systématiquement pris en considération (L’HOMME 2020b : 415-422). Pour cette raison, dans cet article, nous nous intéressons au repérage et à la caractérisation du fonctionnement polysémique des termes en relation avec la déterminologisation, c’est-à-dire aux différents sens qu’un terme peut véhiculer lorsqu’il est employé dans des textes de différents genres et degrés de spécialisation qui participent à la diffusion des termes. Ce regard, moins souvent adopté, permet alors d’alimenter la réflexion globale en mettant l’accent sur le fonctionnement des termes « à l’intermédiaire » entre spécialisé et non spécialisé et ainsi de compléter les descriptions existantes de la polysémie.

Dans la section 2, nous définissons la polysémie et la déterminologisation et donnons quelques points de repère sur les travaux qui abordent ces problématiques conjointement. Nous décrivons ensuite le corpus sur lequel se fonde cette étude et précisons notre approche méthodologique. La section 4 se focalise sur les résultats de deux études de cas, sur les termes photon et accélérateur de particules. Enfin, nous synthétisons ces observations et proposons plusieurs pistes visant à affiner ces premiers résultats.

2. Contexte théorique

2.1. Polysémie des termes en langue générale

Dans cet article, nous adoptons une définition large de la polysémie et reprenons la proposition de Frassi, qui la considère « comme la propriété d’un vocable d’exprimer plusieurs sens ayant un lien sémantique évident » (FRASSI 2022 : 108). En terminologie, la polysémie des termes est une idée aujourd’hui largement partagée (ADELSTEIN & CABRÉ 2002, BERTELS 2011, L’HOMME 2020b, FRASSI 2022) : les termes « transportent avec eux une part de leur signifié, au gré des disciplines, des emprunts métaphoriques, mais aussi des usages au sein d’un même domaine » (DELAVIGNE 2022 : 43).

La polysémie s’observe donc non seulement à l’intérieur d’un domaine mais également dans un contexte de circulation (voir BERTELS 2011). Par exemple, la diversité des locuteurs qui emploient les termes et l’objectif dans lequel ils sont employés participent à disséminer plusieurs sens pour un terme (BÉGUELIN & BERRENDONNER 2001). Dans ce cas, « chacun se les approprie, et les plie au service d’intentions discursives pas toujours orthodoxes ; d’où des remodelages de leurs contenus, qui deviennent vite polysémiques et flous » (BÉGUELIN & BERRENDONNER 2001). De même, pour Alexandru et Gaudin, la polysémie des termes est « un état de fait attribuable » notamment « au mixage avec les discours quotidiens » (ALEXANDRU & GAUDIN 2006 : 60). La polysémie peut donc être abordée à travers les notions de déterminologisation et de circulation des termes et c’est dans cette perspective que nous situons notre réflexion.

2.2. Circulation des termes et déterminologisation

La déterminologisation se définit comme un processus progressif et non linéaire de passage de termes dans la langue générale, qui s’effectue par le biais de différents intermédiaires, notamment des textes qui poursuivent des objectifs de transmission des connaissances, tels que les médias ordinaires et de vulgarisation (MEYER & MACKINTOSH 2000, MOIRAND 2007, HUMBERT-DROZ 2021). Cette notion s’inscrit plus largement dans un ensemble de processus qui prennent part à ce que l’on appelle parfois la circulation des termes, c’est-à-dire le fait que l’emploi de termes n’est pas restreint aux spécialistes (GAUDIN 1993, UNGUREANU 2006). Les termes tendent, au contraire, à circuler dans des discours tout à fait diversifiés.

Les travaux existants décrivent plusieurs fonctionnements caractéristiques de la déterminologisation, par exemple des usages moins précis des termes, des emplois métaphoriques, ou encore la coexistence de différents points de vue pour un même terme (MEYER & MACKINTOSH 2000, CONDAMINES & PICTON 2014, HUMBERT-DROZ 2021). Considérés du point de vue de la langue générale, ces phénomènes renvoient au potentiel polysémique que les termes acquièrent lorsqu’ils « s’émancipent » des textes spécialisés. Dans ce contexte, nous cherchons à explorer les rapports entre polysémie et déterminologisation, en rapprochant de la polysémie les différents fonctionnements des termes observables dans un corpus reflétant différentes étapes de la déterminologisation.

3. Contexte méthodologique

3.1. Description du corpus

Le corpus exploré dans cette étude est composé de cinq sous-corpus (ou SC) qui visent à représenter différentes étapes-clés de la déterminologisation en physique des particules. Les textes, sélectionnés pour leur rôle central dans la diffusion des connaissances et pour leur pertinence vis-à-vis du domaine, relèvent de différents genres et degrés de spécialisation (HUMBERT-DROZ et al. 2019). Chaque texte est sélectionné à partir de termes-clés du domaine, en collaboration avec des experts (p. ex. boson de Higgs, Modèle Standard, particule élémentaire, matière noire). Deux SC (Spécialisé et Presse) reflètent les « pôles » du processus et incluent des textes spécialisés (articles et thèses de doctorat) et des articles de presse. Trois SC semi-spécialisés représentent plusieurs intermédiaires entre ces pôles et sont constitués de communiqués de presse (Communiqués), de rapports de laboratoires (Rapports) et d’articles et de sites de vulgarisation (Vulgarisation). Le corpus couvre la période 2003-2016 et compte environ 4 millions d’occurrences[1] (Tableau 1).

3.2. Approche fondée sur la distribution des termes

Cette étude s’inscrit dans le champ de la terminologie outillée (CONDAMINES & PICTON 2022) et tire profit des méthodes actuelles d’exploration de corpus. Dans une perspective contrastive, nous cherchons à identifier des différences dans la distribution des termes dans les SC qui peuvent révéler un fonctionnement polysémique, à l’aide d’AntConc (ANTHONY 2022).

Les termes étudiés ont été sélectionnés parmi les candidats-termes extraits avec TermoStat (DROUIN 2003) selon des critères développés dans HUMBERT-DROZ (2021 : 148-155). Globalement, sur les 1015 candidats-termes retournés par TermoStat avec un score de spécificité minimal de 40, seuls les plus pertinents pour le domaine sont conservés[2]. Un critère de fréquence supplémentaire est fixé à 10 occurrences dans chaque SC pour garantir un nombre suffisant de contextes à analyser dans cette étude[3].

L’analyse de la distribution est guidée par différents indices qui permettent de mettre au jour un fonctionnement polysémique. Un premier indice concerne les cooccurrents des termes, qu’ils soient proches (quelques mots graphiques autour du terme étudié) ou plus éloignés. À la suite de Bertels ou d’Alexandru et Gaudin, cet indice consiste à repérer une certaine hétérogénéité dans les cooccurrents d’un terme, c’est-à-dire des cooccurrents qui renvoient à différents champs sémantiques dans les contextes d’un terme. Cette hétérogénéité peut, d’après Bertels, être interprétée comme un indice de polysémie (BERTELS 2011 : 98-100). Alexandru et Gaudin expriment cette même idée à l’aide de la notion d’isotopie : lorsque les cooccurrents d’un terme « forment un domaine de référence, un champ conceptuel qui aide à situer du point de vue sémantique tous les composants » (ALEXANDRU & GAUDIN 2006 : 60), autrement dit lorsqu’ils « actualisent […] un sème commun » (ALEXANDRU & GAUDIN 2006 : 63), alors le sens du terme peut être interprété de manière cohérente avec ce domaine de référence. Ces deux points de vue sont complémentaires et renvoient à la cohérence, au niveau sémantique, que l’on peut dégager de différents groupes de cooccurrents apparaissant dans les contextes distributionnels d’un terme. À partir de ces travaux, il s’agit alors de dégager les champs sémantiques qui émergent de l’observation des cooccurrents des termes, avec l’hypothèse que des champs sémantiques différents de celui de la physique des particules sont susceptibles d’apparaitre dans le SC Presse. La taille des contextes est fixée à la phrase et les cooccurrents sont repérés par l’observation systématique de chaque contexte avec AntConc.

Un second indice consiste à observer les différents patrons lexico-syntaxiques dans lesquels les termes apparaissent dans le corpus, partant du constat que « different meanings of polysemous words are used in different lexico-grammatical patterns » (DEIGNAN 2007 : 180). Dans ce cas, l’attestation de patrons distincts pour un même terme peut pointer vers des fonctionnements distincts, qui peuvent renvoyer à un fonctionnement polysémique pour ce terme. Nous nous rapprochons ainsi de la méthode mise en place par Condamines et Rebeyrolle, qui, par le classement des contextes distributionnels du terme satellite dans deux corpus, ont dégagé six patrons différents, correspondant à six points de vue (CONDAMINES & REBEYROLLE 1997 : 180-182). Les contextes sont ici observés avec AntConc.

Parallèlement, nous tirons profit de la multidimensionnalité, une notion proche de la polysémie. Celle-ci renvoie, d’une part, à la possibilité d’organiser les concepts d’un domaine selon différentes caractéristiques, ou dimensions (BOWKER 2022 : 128sq.) et, d’autre part, au fait que « the same concept can be conceptualized from different perspectives » (L’HOMME 2020a : 88), que ce soit dans le même domaine ou dans des domaines différents, en fonction du statut des locuteurs, du degré de spécialisation de la situation, etc. (PÉRALDI 2011 : 56). Bien que la multidimensionnalité soit une notion mobilisée plutôt dans des approches onomasiologiques de la terminologie, nous nous en servons ici pour repérer les différentes perspectives qui peuvent être portées sur certains concepts et qui peuvent ainsi révéler un fonctionnement polysémique pour les termes correspondants. Avec ce dernier indice il s’agit alors de repérer des contextes riches en connaissances (ou CRC)[4] qui pointent vers des différences de conceptualisation ou qui indiquent la coexistence de points de vue différents sur le même concept (PÉRALDI 2011, BOWKER 2022), par exemple lorsqu’un terme est mis en relation avec différents hyperonymes (L’HOMME 2020a : 88-89). Les CRC sont repérés dans le corpus grâce à certains marqueurs, c’est-à-dire des éléments repérables en corpus et qui indiquent la présence d’informations pertinentes sur ce terme ou sur le concept correspondant (MEYER 2001, CONDAMINES & PICTON 2022)[5]. Les marqueurs utilisés dans cette étude sont notamment tirés de MEYER (2001) et LEFEUVRE (2017).

Précisons enfin que c’est l’ensemble des indices observés pour un terme qui permet de distinguer plusieurs usages, plusieurs sens, pour ce terme. La répartition des indices dans les SC permet de les interpréter en relation avec la déterminologisation.

4. Résultats et discussion

Dans cette partie, nous retenons deux cas qui illustrent particulièrement bien la mise en œuvre des indices. Il s’agit des termes photon et accélérateur de particules.

4.1. photon

4.1.1. Hyperonymie

Un premier élément est révélé par des CRC qui indiquent une relation d’hyperonymie entre photon et différents hyperonymes. Dans le SC Spécialisé, les termes particule de force, particule d’interaction, boson de jauge et boson (liste exhaustive) sont des hyperonymes de photon. Parmi ces termes, seul boson de jauge apparait comme un hyperonyme de photon dans Presse. En revanche, d’autres termes sont mis en relation d’hyperonymie avec photon dans ce SC, qui n’apparaissent pas comme tels dans Spécialisé. C’est notamment le cas de particule.

  • a) des paires de particules, ici des photons (Presse)

En réalité, différents niveaux dans la hiérarchisation des concepts sont représentés : boson de jauge est plus générique que photon mais plus spécifique que boson ; particule est plus générique que boson, boson de jauge et photon. Par ailleurs, la mise en relation, dans le SC Presse, de photon avec un hyperonyme plus générique (ici particule) tend à indiquer un moindre degré de précision dans ce SC. Cette relation plus « directe » renverrait donc à des usages moins précis, comme c’est souvent le cas lorsque les termes sont employés par des non-spécialistes (cfr. 2.1), ou encore à des usages qui résultent d’une volonté de vulgarisation associée à la presse (cfr. MOIRAND 2007), la relation d’hyperonymie étant un mécanisme privilégié dans ce contexte, particulièrement lorsque l’hyperonyme utilisé ne précède pas immédiatement le terme dans la hiérarchie (JACOBI 1990 : 104sq.).

Parallèlement, comme on observe également un usage plus précis dans ce SC (lorsque l’hyperonyme est boson de jauge) qui se rapproche fortement de l’usage attesté dans le SC Spécialisé, alors il semble bien que deux usages distincts coexistent dans la presse.

Ces paires hyperonyme-hyponyme sont également attestées dans Vulgarisation et Rapports, mais non dans Communiqués. D’autres paires sont en revanche repérées, où l’hyperonyme est encore différent (p. ex. particule élémentaire). On retrouve donc dans ces deux intermédiaires tous les paliers de la hiérarchisation entre particule, l’hyperonyme le plus générique, et photon. Si la mise en relation de photon avec différents hyperonymes peut être interprétée comme différentes manières de conceptualiser photon, alors toutes ces conceptualisations sont effectivement observées dans ces deux SC.

4.1.2. Méronymie

Les marqueurs de méronymie mettent en évidence deux types de relations pour photon. Dans le premier cas, il s’agit de contextes illustrant les processus d’interaction entre les photons et d’autres particules, c’est-à-dire les processus de production, de collision et de désintégration des particules. Cette relation s’observe dans tous les SC, ce qui indique un sens de photon plutôt stable. Dans l’exemple, les termes concernés sont en gras et le marqueur est souligné.

  • b) Il est possible que le boson de Higgs se désintègre en deux photons (Vulgarisation)

Dans le second cas, en revanche, on observe au moins une différence éclairante sur les usages du terme photon, lorsque ce terme sert à illustrer le lien entre les photons et la lumière. Ce type de contextes ne s’observe que dans Presse et Vulgarisation (ex. c et d), bien que le lien avec la lumière soit également exprimé sous la forme de reformulations dans ces SC et une seule fois dans Communiqués (ex. e).

  • c) décomposant la lumière photon par photon (Presse)
  • d) la lumière, constituée de photons (Vulgarisation)
  • e) une particule de lumière, autrement dit un photon (Communiqués)

Cette association entre photon et lumière n’apparait ni dans Spécialisé ni dans Rapports et semble plutôt s’inscrire dans une dynamique de vulgarisation, pour expliciter une relation que les spécialistes n’ont pas besoin d’expliciter ou pour simplifier la composition de la lumière pour les non-spécialistes.

4.1.3. Cooccurrents

Les cooccurrents de photon permettent d’identifier au moins deux sens dans Presse qui n’apparaissent pas dans Spécialisé. Un premier est repéré autour du domaine médical, avec principalement l’adjectif médical, qui modifie photon dans Presse, et avec des termes comme imagerie, tumeur, tissu, traitement qui apparaissent dans la même phrase (ex. f). Un second usage renvoie à la cryptographie, avec des termes comme cryptographie quantique, crypter, clé de chiffrement (ex. g).

  • f) Il s’agit en majorité (170.000 cas) de traitements ionisants (photons et électrons) dont le dosage est délicat, car ces rayonnements détruisent certains tissus adjacents à la tumeur (Presse)
  • g) La cryptographie quantique, déjà opérationnelle, consiste justement à s’échanger des clés de chiffrement secrètes via les propriétés quantiques de photons (Presse)

Sur ces deux usages, seul celui qui renvoie au domaine médical est observé dans Vulgarisation et Rapports (ex. h et i) et aucun n’est observé dans Communiqués. L’usage relatif à la cryptographie est, semble-t-il, spécifique au SC Presse.

  • h) il n’est pas possible d’utiliser les photons dans les cas où le voisinage immédiat de la tumeur comporte des organes à risque (Vulgarisation)
  • i) La radiothérapie par photons est très efficace (participe à 50% de guérisons), mais il existe des tumeurs qui […] (Rapports)

Plusieurs remarques peuvent être formulées. D’abord, nous observons des usages distincts de photon dans au moins trois domaines (physique des particules, médecine, cryptographie). Ce constat peut être mis en relation avec l’interdisciplinarité qui caractérise la majorité des domaines de recherche (p. ex. PÉRALDI 2011 : 72) et, étant donné que les spécialistes de domaines différents sont susceptibles d’avoir leur propre conceptualisation, il est possible que chaque usage, dans chaque domaine, renvoie à une conceptualisation différente. Ainsi, « the meaning of a term in one domain may be coloured by its uses in others » (MEYER & MACKINTOSH 2000 : 134).

Ensuite, les indices révèlent le fait que, dans le SC Presse, les relations entre photon et différents hyperonymes ou holonymes sont corrélées aux cooccurrents qui évoquent des domaines différents :

  • lorsque photon est présenté comme un hyponyme de boson de jauge, les cooccurrents sont compatibles avec le domaine de la physique des particules,
  • lorsque photon est présenté comme un hyponyme de particule, (un hyperonyme d’un plus haut degré de généralité), les cooccurrents pointent vers le domaine de la cryptographie, et
  • lorsque photon apparait dans des contextes indiquant que les photons composent la lumière, les cooccurrents renvoient à la médecine.

Ce point fait écho au précédent : il semble bien qu’à chaque domaine correspond une conceptualisation particulière pour photon (ou un point de vue particulier, illustré notamment par l’hyperonyme choisi (JACOBI 1990 : 109)). Parallèlement, la répartition des indices dans les SC semble indiquer une diversification des sens de photon, à mesure que le terme s’émancipe des textes spécialisés, avec notamment un sens lié à la cryptographie qui n’est attesté que dans le SC Presse. Nous y reviendrons infra.

4.2. accélérateur de particules

4.2.1. Patrons lexico-syntaxiques

Dans le corpus, LHC est le plus fréquemment mis en relation avec accélérateur de particules et accélérateur[6]. C’est également le cas de la forme développée du sigle (Large Hadron Collider) et de son équivalent français (Grand collisionneur de hadrons). L’observation des contextes de LHC dans le corpus met en évidence au moins trois usages pour ce terme.

Nous distinguons les deux premiers à l’aide des syntagmes prépositionnels dans lesquels LHC s’insère, notamment au LHC et dans le LHC. La distribution met en évidence le fait que LHC peut se concevoir à la fois comme l’installation qui abrite des accélérateurs de particules et comme l’un de ces accélérateurs.

Dans le premier cas, avec le syntagme au LHC, la préposition à, qui peut indiquer un lieu, révèle que LHC désigne le lieu où sont menées différentes expériences.

  • J) Le relevé de données au LHC a redémarré en 2015 (Spécialisé)

Un autre indice, qui montre une relation de méronymie entre accélérateur et LHC, soutient cette interprétation. Par exemple, le syntagme les différents accélérateurs du LHC, attesté dans le SC Spécialisé, indique que le LHC possède, ou abrite, plusieurs accélérateurs.

Dans le second cas, lorsque LHC apparait dans le syntagme dans le LHC, il renvoie systématiquement à l’accélérateur, et non au lieu.

  • K) les protons vont alors circuler pendant une dizaine d’heures dans le LHC (Spécialisé)

Le fait que le LHC est un accélérateur est par ailleurs explicité dans les contextes où LHC est apposé à accélérateur, comme dans « l’accélérateur LHC », qui est attesté dans les cinq SC.

Les alternances entre l’accélérateur du LHC (ou les accélérateurs du LHC) et l’accélérateur LHC et entre au LHC et dans le LHC dans le corpus permettent de distinguer deux emplois pour LHC (comme un accélérateur ou comme une structure qui contient des accélérateurs). Le terme LHC fonctionne ainsi tour à tour comme le méronyme et comme l’holonyme dans la même relation (comme une partie – l’accélérateur – ou comme le tout – la structure qui abrite des accélérateurs).

Par ailleurs, vu que le LHC est un accélérateur, alors il est possible que ces observations soient également valables pour le terme accélérateur de particules et sa variante accélérateur, qui seraient donc aussi polysémiques. Cette interprétation est soutenue par les données du corpus, où les mêmes alternances sont attestées pour d’autres accélérateurs (Tevatron, LEP, SPS, dans des syntagmes de types l’accélérateur Tevatron/l’accélérateur du Tevtatron).

Notons enfin que, bien que les exemples soient tirés des SC Spécialisé et Presse, ces deux sens sont également attestés dans les trois intermédiaires.

Le troisième sens que nous repérons dans le SC Spécialisé permet d’envisager LHC comme une expérience ou un ensemble d’expériences qui s’effectuent au LHC, lorsque LHC précise le sens d’expérience.

  • l) Les expériences LHC sont aussi à la recherche de phénomènes très rares (Spécialisé)
  • m) la quatrième grande expérience LHC (Communiqués)

Cet emploi se distingue des deux précédents en ce qu’il n’est pas attesté dans Presse. Contrairement au cas de photon, où nous constatons des sens différents dans les SC intermédiaires et Presse en comparaison avec Spécialisé, dans ce cas, seuls certains usages se diffusent vers la presse.

4.2.2. Cooccurrents

Dans le SC Presse uniquement, nous relevons des usages métaphoriques pour le terme accélérateur de particules. Certains cooccurrents, attestés uniquement dans ce SC, mettent en lumière des usages qui s’éloignent du domaine d’origine, et c’est l’observation du contexte large qui permet d’interpréter la métaphore.

  • n) Avec sa voix somptueuse de bluesman et ses musiciens ultrastylés, non seulement il est alors le passeur en France du rock anglo-saxon, mais un accélérateur de particules (Presse)
  • o) « Les Arts déco sont un accélérateur de particules », se félicite cet ancien élève des Beaux-Arts d’Angoulême (Presse)

Cet emploi métaphorique montre particulièrement bien la diversité des phénomènes que l’on peut rattacher à la polysémie d’un terme lorsqu’il intègre la langue générale : ce sens métaphorique coexiste avec un ou plusieurs sens plus caractéristiques de la physique des particules dans la presse (et par extension dans la langue générale) et participe donc pleinement à la description de la polysémie des termes dans ce contexte. Par ailleurs, comme on ne relève aucune occurrence de ce sens métaphorique dans les autres SC, il semble bien que ce fonctionnement soit caractéristique de textes non spécialisés, ou du moins de la presse ici.

Cet emploi ayant toutefois déjà fait l’objet d’analyses détaillées (HUMBERT-DROZ 2021, 2024), nous ne développons pas davantage notre propos ici.

5. Conclusion

Dans cet article, nous avons montré la pluralité des phénomènes de polysémie que l’on peut observer en corpus, dans le contexte de la déterminologisation dans le domaine de la physique des particules. Nous avons mis l’accent sur des fonctionnements attestés :

  • dans tous les SC, ce qui démontre une certaine stabilité dans la polysémie des termes, à l’intérieur du domaine et quel que soit le degré de spécialisation (notamment LHC et accélérateur qui peuvent se concevoir à la fois comme un lieu qui abrite des accélérateurs et comme un accélérateur) ;
  • dans le SC Spécialisé et dans au moins un SC intermédiaire, comme pour le sens de LHC envisagé comme une expérience ou un ensemble d’expériences ;
  • dans au moins un SC intermédiaire et dans le SC Presse, avec photon lorsqu’il renvoie au domaine médical, à travers ses cooccurrents ou à travers la relation qu’il entretient avec d’autres termes (p. ex. lumière) ;
  • uniquement dans le SC Presse et dont on peut faire l’hypothèse qu’ils sont également attestés dans des textes de domaines connexes car les cooccurrents pointent vers des domaines identifiables, par exemple le sens de photon en cryptographie ;
  • uniquement dans le SC Presse et dont on peut faire l’hypothèse qu’ils sont caractéristiques de la presse, voire de la langue générale, avec notamment le sens métaphorique d’accélérateur de particules.

Cette répartition dans les SC met en lumière le fait que, le plus souvent, les sens ou les usages des termes ne sont pas homogènes dans les textes spécialisés et semi-spécialisés, et tous ne sont pas nécessairement voués à être diffusés vers la langue générale. De la même manière, certains sont tout à fait caractéristiques des textes non spécialisés, comme le montrent nos observations dans le SC Presse, qui sont par ailleurs cohérentes avec les descriptions faites dans les travaux existants sur la déterminologisation et sur la polysémie en terminologie (cfr. section 2). La perspective que nous adoptons sur le processus de déterminologisation, qui tient compte de plusieurs canaux intermédiaires de diffusion des termes, permet ainsi de montrer que les termes ne deviennent pas polysémiques en langue générale. Au contraire, c’est précisément cette perspective particulière qui révèle toute la richesse des usages possibles des termes, c’est-à-dire leur capacité à véhiculer différents sens selon la situation de communication, selon l’objectif des textes, selon le domaine dans lequel les termes sont appréhendés, etc., et dont seule une partie est observable dans les textes spécialisés.

Bien qu’ils n’aient pas été décrits dans cet article, d’autres termes de physique des particules démontrent un fonctionnement similaire dans le corpus, par exemple boson de Higgs, matière noire, particule élémentaire, proton, détecteur (HUMBERT-DROZ 2021, 2024). La réplication de cette étude dans d’autres domaines pourra compléter ces premières tendances, voire en faire émerger d’autres (p. ex. la possibilité pour certains usages d’être caractéristiques de textes intermédiaires uniquement, sans être attestés dans des textes spécialisés ni dans des textes non spécialisés).

Dans le même temps, d’autres pistes de réflexion pourront être explorées, qui intégreront par exemple la question de l’interdisciplinarité et les difficultés de description du sens des termes dans des textes hautement interdisciplinaires. En effet, comme l’ont montré nos observations dans le SC Presse, dès lors que l’on sort des limites « institutionnalisées » et identifiables d’un domaine, ces questions représentent un défi supplémentaire pour opérationnaliser la distinction des sens des termes.

Enfin, bien que de nombreuses pistes d’approfondissement émergent des résultats présentés dans cet article, nous pensons que cette étude permet de renouveler les perspectives actuelles sur la polysémie en terminologie, du moins d’y apporter un regard complémentaire, à travers la prise en compte des phénomènes aux frontières entre spécialisé et non spécialisé.

 

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[1] Voir HUMBERT-DROZ (2021) pour plus de détails sur ce corpus.

[2] Les critères utilisés pour filtrer cette liste initiale visent à ne retenir que les termes les plus spécifiques au domaine et excluent ainsi non seulement les candidats-termes qui ne sont pas conformes aux règles de formation des termes, mais également ceux qui appartiennent au lexique scientifique transdisciplinaire DROUIN 2007. Pour la procédure complète, voir HUMBERT-DROZ 2021 : 148-155 ; 365.

[3] Les termes conservés sont : accélérateur de particules, accélérateur linéaire, ALICE, antimatière, antiparticule, antiproton, asymétrie, boson, boson de Higgs, CERN, collisionneur, électron, faisceau de protons, fermion, gluon, hadron, interaction forte, lepton, LHC, matière noire, muon, neutrino, neutron, particule chargée, particule élémentaire, photon, positron, proton, quark, quark top, rayon cosmique, saveur, supersymétrie, synchrotron, tau, Tevatron.

[4] C’est-à-dire des contextes qui indiquent « at least one item of domain knowledge that could be useful for conceptual analysis » MEYER 2001 : 281.

[5] Par exemple, le marqueur être un peut indiquer une relation d’hyperonymie (notamment dans « le photon est un boson non massif », tiré du SC Spécialisé, où l’hyperonyme est boson et l’hyponyme photon. Des verbes comme composer ou constituer peuvent indiquer une relation de méronymie (notamment dans « les mésons sont formés d’un quark et d’un anti-quark », tiré du SC Vulgarisation, où les méronymes sont quark et anti-quark et l’holonyme méson).

[6] Bien que LHC puisse être considéré comme une entité nommée et bien que les entités nommées ne soient pas toujours prises en compte en terminologie, nous faisons le choix d’inclure LHC, vu l’importance de cet accélérateur de particules pour le domaine, et donc pour le contexte de notre étude. Le fonctionnement d’une entité nommée en discours s’apparente par ailleurs fortement au fonctionnement d’un terme et la limite entre les deux n’est pas toujours nette POIBEAU 2005, ce qui est selon nous suffisant pour ne pas exclure LHC ici.

 


Per citare questo articolo:

Julie HUMBERT-DROZ, « Exploration de la polysémie dans un contexte de circulation des termes : études de cas en corpus comparable », Repères DoRiF, hors-série – En termes de polysémie. Sens et polysémie dans les domaines de spécialité, DoRiF Università, Roma, ottobre 2025, https://www.dorif.it/reperes/julie-humbert-droz-exploration-de-la-polysemie-dans-un-contexte-de-circulation-des-termes-etudes-de-cas-en-corpus-comparable/

 

ISSN 2281-3020

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