Mariagrazia MARGARITO
Remarquable reste
Tout le reste est littérature…
Mais quel reste, quels restes ? Un reste immense qui surplomberait ou guetterait nos études non littéraires ? Un “reste” en tant qu’au-delà de nos disciplines ou qu’imbriqué en elles ?
Littérature : pour Javier Marías c’est une forme de pensée[1]; dans les dernières études sur les notes manuscrites d’Émile Benveniste (projet sur le discours poétique et la langue de Baudelaire) une hypothèse est avancée vers une linguistique de l’énonciation sur laquelle s’appuierait la linguistique du discours englobant une «translinguistique des textes [et]»des oeuvres[2]: nous ne citons là que deux optiques qui nous semblent exemplaires d’un tiraillement vers un horizon incontestable d’autorité, de beauté, de prestige.
Tous ceux pour qui la matérialité de la langue est un sujet et un objet d’observation ont souvent relevé cette appétence si répandue vers la littérature qui se manifeste, voire se camoufle, sous différentes formes, mixité et hybridité parmi les plus récurrentes.
Nous comptons reprendre ici quelques témoignages de ce “reste” littéraire qui est donc à l’horizon – ou en amont, comme bonne source d’imitation – de textes et de discours que nous avons examinés au long de quelques-unes de nos recherches.
Textes et discours publicitaires et promotionnels – pratiques sociales de notre époque – se font la part belle dans l’utilisation de données littéraires où ils agencent leurs ressources linguistiques. Nous l’avons vu notamment dans les textes touristiques (guides, revues de voyage, sites internet) où la littérarité était atteinte par des stratégies discursives révélant mimétisme, utilisation de citations (de source littéraire déclarée ou gommée), stéréotypes et choix lexicaux :
– Née de rien, d’un peu de boue et de l’écume de la mer comme Vénus, sa presque homonyme (P. Braunstein / R. Delort), Venise est célèbre … (Guides Bleus Italie Nord[3])
– [Volterra] l’une des plus belles et des plus mélancoliques cités de la grande fédération étrusque qui gouverna la Toscane jusqu’à l’arrivée des Romains (Guide du Routard Italie du Nord)
– Fascinante, entre ciel et terre, telle Vénus surgie de l’onde, Venise accueille les touristes du monde entier (Guide Michelin)
– Musée même de l’homme d’Antibes, né de la terre et des eaux d’Antibes (Guide du Routard Côte d’Azur)
– [Noto] « De-ci, de là, le sourire sensuel d’un angelot, le sein lourd d’une sirène, la grimace d’un ivrogne, la gueule d’un lion, au milieu des fers forgés et des frises végétales » comme l’écrivait un poète (Guide du Routard Italie du Sud).
À plus forte raison, dans le droit fil de visées touristiques concernant santé et bien-être, notamment l’engouement pour la thalassothérapie, des corpus de catalogues papier, de sites internet, de services de presse et plurimédia évoquent cette paralittérature euphorisante de la remise en forme en s’appuyant sur une réhabilitation de mythes anciens, dénoncés ou sous-jacents : Danaé pour l’osmose corps-embruns-mer-air, Icare pour son envol vers la lumière, vers un ailleurs sublimé, un lâcher-prise si souvent mentionné pour un meilleur résultat des soins[4]. Les séjours de thalassothérapie allient les soins au paysage, avec spectacularisation de la nature : fenêtres ouvertes sur la mer, mieux encore sur l’océan, pour avancer vers l’extérieur, le grand large aux mille séductions : “la mer, votre voisine, frappe à votre oreille…”[5] et même l’architecture devient un atout promotionnel, comme l’avoue un architecte des cures marines: «Mon parti pris design est d’exprimer l’âme, la quintessence du lieu, souligner son évanescence, sa qualité de lumière»[6].
Les clins d’œil à la littérature font flèche de tout bois : de maximes et de sous-maximes, de citations et de formules sous-jacentes avec recours à de rapides stratégies rhétoriques: telles la thalasso apporte “de la vie aux années” versus “apporter du temps à la vie” et si “la nature prend soin de nous” nous trouvons en chiasme “nous prenons soin de la nature”[7], le développement durable étant un des engagements majeurs pour préserver les ressources de la planète. Et encore, le séjour est “une parenthèse à l’abri du temps et du monde”[8], et quasiment s’affiche l’injonction procédurale : “Vivez une odyssée au cœur même du bien-être”[9]. La captation “sensorielle” (sensuelle) du paysage, de la mer, de l’air rappelle aux futurs clients que le tourisme dit culturel n’est pas négligé :
– Venez sur les pas de Marcel Proust découvrir Cabourg[10]
– [Trouville, renaissance progressive … d’une légende balnéaire] Tel un phénix, cette belle endormie s’est réveillée sous les traits d’une majestueuse bâtisse aux tons crème et gris nuage.[11]
Dans la bulle magnifiée des soins thalasso, des stratégies discursives d’évitement, au niveau lexical et phrastique, des termes de maladies sont mises en place afin de gommer la souffrance, la douleur[12], les ratés des cures. Les clients-patients sont pris en main et il n’y a point de fatigue (vs repos), ni d’intoxication (vs détox), ni de décrépitude (vs anti-âge).
Autrement complexe cet objet social qu’est le texte expographique, à savoir ce texte écrit, bref ou long, mis à la disposition des visiteurs d’un musée, d’une exposition, placé sur différents supports (plaquettes cartonnées, fiches dans les salles, bornes interactives, textes thermocollés aux murs, écrits de lumière au sol ou aux parois…) où converge une pluralité de statuts, de fonctions, de visées. Les textes expographiques (qui ne correspondent ni à la signalétique, ni aux étiquettes informatives sur l’œuvre, l’objet exposé, le nom de l’auteur, la datation…, ni aux catalogues d’exposition) font désormais partie du discours muséal, du protocole culturel de la visite.
La “machinerie” plurisémiotique des expositions, le musée, l’exposition comme media sont l’apanage de la muséologie, de la sociologie, de la sociologie de la réception ; les études linguistiques sur ces écrits qui accompagnent tout objet exposé (l’expôt) sont plus récentes. Signés ou non signés, ces textes montrent leur vocation didactique et d’information, et leur statut de médiateurs, en recourant souvent dans leur texture à cette donnée discursive très prisée qu’est la narration, où point facilement l’émotion, voie royale pour la visée littéraire. Voici un exemple probant, à l’entrée d’une exposition, où le “style” des auteurs illumine d’une certaine façon tout le parcours de l’exposition, montre le souci des conservateurs envers les visiteurs et l’adéquation à la “délectation”, un des buts des institutions muséales[13]:
– [Exposition Josef Sudek] Si son œuvre demeure majeure à nos yeux, c’est que son auteur, par-delà son originalité et sa maîtrise technique, a su réaliser des photographies empreintes de sentiment et inspirées par son vécu quotidien. Dans les modestes objets qui l’entouraient et dans les lieux qu’il fréquentait autour de chez lui, il trouvait à la fois une grande beauté et une bouleversante désolation. Il a su exprimer ses points de vue et ses émotions avec une tendresse éloquente et une conviction passionnée (panneau signé, Paris, Musée du Jeu de Paume, 2016).
Au-delà des différentes typologies de musées, d’expositions permanentes ou temporaires: beaux-arts, sciences, vie quotidienne, thématiques, expositions en plein air, écomusées…, les expôts sont énoncés dans les textes expographiques suivant des routines, un rituel institutionnel où l’on cite le musée qui expose, les sponsors, les institutions et les particuliers prêteurs, les conservateurs, des cadrages historiques et géographiques, la chronologie, la biographie de l’artiste (ou du mouvement culturel, ou, suivant le sujet de l’exposition, les notions, la discipline, les matériaux présentés).
La vulgarisation de notions scientifiques dans les musées et les expositions de sciences et techniques est prioritaire et s’actualise en une écriture dénotative, en items à valeur définitionnelle :
– Le terme Science frugale évoque un faisceau d’initiatives de science durable, accessible et pluridisciplinaire, en recherche fondamentale ou appliquée, en médecine, en éducation, ainsi que dans le domaine de la médiation des sciences (Exposition La science frugale, Paris, Espace des Sciences Pierre Gilles de Gennes, 2016 – 2017).
D’autant plus remarqués, parce qu’inattendus, les états émotifs[14] que l’on identifie dans les textes expographiques d’expositions de sciences et techniques, comme d’expositions à forte dominante sociologique :
– Les grands ensembles. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les grands ensembles de Sarcelles à Vaulx-en-Velin, représentent pour des milliers de familles une promesse de modernité, de confort et symbolisent l’avenir brillant de la France. Pourtant, dès les années 1970, ces habitats cristallisent des débats sur une politique territoriale inégalitaire. […] Souvent stigmatisées, les banlieues peuvent toutefois se révéler, par leur marginalité même, des espaces de liberté et des laboratoires de nouvelles politiques urbaines et sociales. Entre utopie et désillusion, entre destruction et patrimonialisation les banlieues s’affirment comme des “territoires des possibles” construits sur un dialogue entre le passé, le présent et le futur (Exposition Paysages français. Une aventure photographique, 1984 – 2017, Paris, Bibliothèque Nationale de France, 2017 – 2018).
Dans des textes comme ce dernier, l’alternance de donnés lexicales dysphoriques et euphoriques achemine le visiteur-lecteur vers un climax capteur d’empathie. L’émotion donc et toujours, aux premiers rangs des attentes des visiteurs, avec le désir d’apprentissage non formel, la délectation déjà évoquée.
L’émotion se manifeste souvent comme visée pathémique[15], elle se love volontiers dans les items narratifs qui aboutissent, suivant les contextes, à la littérature comme toile de fond, où hybridité et recherche savante trouvent des liens communs :
– [Georges de La Tour, Saint Sébastien soigné par Irène – plaquette à côté du tableau] La martyre chrétienne Irène est représentée en train de soigner tendrement le corps de Sébastien condamné à mort à cause de sa foi […]. L’implication affective dans la réalisation de la scène est évidente et l’atmosphère sensuelle de la toile est augmentée par l’effet de nuit et l’absence de tout élément à connotation dévote : les personnages n’ont pas d’auréole et la lumière de la bougie dans la lanterne souligne l’expression de grande concentration d’Irène soignant les plaies, et fait émerger le buste et la jambe du jeune martyr, un nu masculin lisse, que le peintre a traité avec une délicatesse inaccoutumée (notre traduction)[16].
Nous ne parvenons à clore ces réflexions sur “tout le reste est littérature” sans rappeler un texte qui nous a paru extraordinaire dès sa parution en 2007 : À la recherche de Ferdinand de Saussure de Michel Arrivé[17]. Après sa première rencontre avec le Cours de Linguistique générale, l’auteur avait étudié Ferdinand de Saussure pendant toute sa vie et il reprend dans ce livre sur le genevois un ancien projet qui n’avait pas abouti à publication. Il s’agit d’un travail scientifique, réfléchi, élaboré après une période d’une cinquantaine d’années, mais ce qui nous surprend est que Michel Arrivé, surtout dans son Introduction et son Avant-propos montre une sorte d’autobiographie du chercheur qui étudie Saussure, un «cœur et une passion» mis à nu, avec ironie, avec un sourire qui fait surface tout au long des pages, avec des révélations de pensées intimes , y compris des antipathies qui placent cet ouvrage dans une catégorie à part, non encore étiquetée. L’humour, la complicité avec le lecteur dévoilent des plages de mélancolie, aussi, redevables – peut-être – à l’actualisation du désir d’écrire ce livre. Une fois la rédaction terminée, ce désir laisse un grand vide…
Voici un exemple d’aveux :
– Je continue pour un instant dans l’autobiographie : depuis plus de vingt ans, j’ai l’intention de consacrer à Saussure non plus des articles, mais un livre. Oserais-je le dire ? Voilà bien longtemps que je prends pour une insulte personnelle toute publication d’un livre non mien sur Saussure : c’est dire à quel point, par les temps qui courent, je me sens insulté […]. Il est temps d’en sortir. Et peut-être de répondre à l’insulte par l’insulte […] je publie enfin mon livre sur Saussure. Non sans d’horribles difficultés (Avant-propos, p. 2 – 3).
Arrivé rappelle en outre combien Saussure a été un écrivain paradoxal, « qui n’a pas publié ce qu’il a écrit et n’a pas écrit ce qui a été publié sous son nom », et tout cela dans un entrelacs singulier de souvenirs personnels et d’appropriation scientifique impeccable, teintés d’humour : un nouveau genre de littérature académique, scientifique et… littéraire ?
[1] Marías, Javier, d’après son discours présenté à Dortmund en 1977, à l’occasion de la remise du prix Nelly Sachs, in Marías, Javier, Un cuore così bianco, Milano, Corriere della sera, 2023, p. 321.
[2] Adam, Antoine, “Les problèmes du discours poétique selon Benveniste”, Semen, 2012, n. 33, p. 5.
[3] Les guides cités ont paru avant 2022.
[4] «La thalasso, c’est l’utilisation combinée des bienfaits du milieu marin, qui comprend le climat marin, l’eau de mer, les boues marines, les algues et autres substances extraites de la mer », d’après France Thalasso, le syndicat national professionnel de la thalasso. http://france-thalasso.com
[5] Thermes marins de Saint-Malo.
[6] Jean-Philippe Nuel “accompagnateur de projets hôteliers” pour la réalisation du nouveau design à Trouville, catalogue Thalassa-Trouville, et site internet www.thalassotrouville.com.
[7] Ibid.
[8] Thalasso Port-Fréjus.
[9] Thalasso Saint-Malo.
[10] Catalogue Cabourg.
[11] www.thalassotrouville.com
[12] Excepté de précis programmes de soins, comme “thalasso cancer du sein”.
[14] Est ici empruntée la nomenclature proposée par Christian Plantin, “L’émotion communiquée”, in Tersis, Nicole, Boyeldieu, Pascal (éds.),Le langage de l’émotion. Variations linguistiques et culturelles, Leuven, Peters, 2017, p. 29 – 30.
[15] Cf. Charaudeau, Patrick, Les médias et l’information: l’impossible transparence du discours, Bruxelles, De Boeck, 2005, p. 53:«[la visée pathémique] consiste à vouloir “faire ressentir”, c’est-à-dire vouloir provoquer chez l’autre un état émotionnel agréable ou désagréable».
[16] Exposition Georges de La Tour: l’Europa della luce / Georges de La Tour : l’Europe de la lumière, Milano, Palazzo Reale, 2020, clôture soumise à confinement covid.
[17] Paris, Presses Universitaires de France.
Per citare questo articolo:
Mariagrazia MARGARITO, « Remarquable reste », Repères DoRiF, n. 28 – Entre le théorique et l’expérientiel : l’oral en didactique du FLE. Questionnements et perspectives, DoRiF Università, Roma, novembre 2023, https://www.dorif.it/reperes/mariagrazia-margarito-remarquable-reste/
ISSN 2281-3020
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