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Nora GATTIGLIA

« La Ligue, on t’adule » : discours homophobe et domination symbolique dans la lutte entre foot populaire et football business

 

Nora Gattiglia
Università di Genova
nora.gattiglia@edu.unige.it


Résumé
 L’article vise à analyser la production discursive des supporters de football, notamment les banderoles affichées dans les stades de France pendant le championnat 2019-20 de deux séries de football professionnel. Le corpus se compose de banderoles métalinguistiques au sujet des pratiques discursives des supporters (tels les chants et les insultes) stigmatisées en tant qu’« homophobes » par la ministre des Sports Roxana Maracineanu et sanctionnées par la Ligue du Football Professionnel. Une première distinction entre discrimination, agression, violence et haine sera tracée. Ensuite, les stratégies discursives des supporters seront analysées dans le cadre de l’Analyse du Discours, en faisant référence aux études qui se sont centrées sur les violences verbales et le discours de haine (FRACCHIOLLA et al. 2013 ; LORENZI BAILLY, MOÏSE 2021). Trois stratégies discursives principales seront décrites : l’évocation de l’illégitimité des accusations d’homophobie et la revendication d’un vocabulaire « homophobe » ; l’interprétation des accusations d’homophobie comme un moyen pour réprimer le mouvement ultras, qui est décrit comme un mouvement populaire victime d’une violence élitiste ; la dénonciation de l’hypocrisie des institutions (étatiques et sportives) sur le sujet. Dans le cadre d’une opposition entre autorités et supporters, le discours anti-homophobie devient alors le signe de l’oppression symbolique sur un groupe dominé en lutte pour la légitimité dans son champ social et discursif.

Abstract
The aim of this article is to analyze the discursive production of football fans, with a focus on the banners displayed in the stadiums of France during the 2019-20 professional football championships (L1, L2). The corpus consists of the metalinguistic banners concerning the discursive practices of the supporters (chants, insults) blamed as “homophobic” by the Minister of Sports Roxana Maracineanu and sanctioned by the Ligue du Football Professionnel (Professional Football Ligue). First, a distinction between discrimination, aggression, violence, and hate will be drawn. Secondly, the discursive strategies of supporters will be analyzed within the framework of French Discourse Analysis, notably following recent studies on verbal violence and hate speech (FRACCHIOLLA et al. 2013 ; LORENZI BAILLY, MOÏSE 2021). Three main discursive strategies will be described: the definition of the accusations of homophobia as illegitimate and the explicit adoption of a “homophobic” vocabulary; the interpretation of such accusations as a way to attack the ultra movement, a people’s movement that is described as the victim of an elitist violence; and the denunciation of the hypocrisy of both governmental and football authorities on the theme of homophobia. Within the scenario of a confrontation between authorities and supporters, the anti-homophobic discourse highlights the symbolic oppression of a dominated group, fighting for its legitimacy in its own social and discursive fields.


 

Introduction

 

Le 24 août 2019, un match de football de Ligue 1 (L1) est interrompu en raison des chants homophobes scandés par des supporters[1]. Cette sanction marque un tournant dans la production discursive des supporters. Dans les journées de championnat suivantes, les interruptions des matchs s’enchaînent. Du 24 août au 6 octobre 2019, les banderoles au sujet de l’homophobie dans les stades – et surtout des sanctions – se multiplient. La plupart d’entre elles présentent une particularité : ce sont des banderoles métalinguistiques, qui touchent au sujet du vocabulaire utilisé par les supporters et de la légitimité des autorités à interdire des pratiques linguistiques affirmées.

Dans cet article, nous analysons les banderoles parues dans la période août-octobre 2019 dans le cadre d’une approche sociolinguistique. Deux questions se sont posées à notre analyse : d’abord, le choix des stratégies discursives des supporters face aux sanctions, dénoncées comme autant de violences symboliques ; ensuite, nous nous interrogeons sur la nature des propos homophobes dans les stades et du discours qui les entoure : est-ce qu’il s’agit d’un discours agressif, violent ou haineux ? Par cette question, l’article cherche à combler des vides dans l’analyse de la violence dans les stades. Premièrement, nous avons rejeté toute définition omni-compréhensive de la violence regroupant des comportements qui ne relèvent pas de la même dynamique relationnelle ; deuxièmement, la violence a été souvent étudiée comme une caractéristique n’appartenant qu’aux seuls supporters ; dans cet article, nous cherchons à dégager les dynamiques violentes entre tous les acteurs impliqués, et le faisons en utilisant des instruments sociolinguistiques. Dans le cadre d’approches sociologiques, on a surtout étudié l’oralité des supporters, sous l’angle de l’humour et des vannes (BROMBERGER 1988 ; LESTRELIN 2020), de la construction de l’identité ultra (FLEURY 2013) et des chants en tant qu’instrument d’appropriation d’un territoire (BONJOUR 2021). Les productions discursives écrites sont restées à l’écart des analyses, bien qu’elles représentent un genre fondamental pour étudier l’expression des supporters du fait de leur permanence, surtout dans les photos partagées sur les réseaux sociaux, et de leur multimodalité, ce qui permet des effets chorégraphiques au service d’un spectacle hors le terrain.

 

I. Le vocabulaire des discriminations

 

Quelques notions préliminaires sont nécessaires avant de présenter le corpus, notamment en ce qui concerne une distinction entre les actes de langage discriminatoires, agressifs, violents ou haineux.

I.1 La discrimination

La discrimination naît d’une différenciation parmi des groupes qui ne saurait être neutre. Il s’agit d’« un processus […] qui établit une hiérarchie, une opposition entre du mieux et du moins bien, ce qui relève alors d’un jugement de valeur moral » (CHARAUDEAU 2017 : 84)[2]. D’ailleurs, toute différenciation entre groupes implique une évaluation, puisque le seul fait de poser deux classes impose une di-vision (BOURDIEU 2015) : une différence entre perspectives sur le monde qui s’accompagne d’une axiologie précise. Sur un plan discursif, la discrimination est propre aux énoncés qui positionnent le groupe cible vers le pôle négatif.

I.2 L’agression[3]

L’agression répond à une menace (qu’elle soit réelle ou perçue) portée à ce qui est du « mien » et du « moi ». Toutes les agressions ne font pas recours à la violence : au contraire, leur but est souvent de dissuader la cible de l’attaque grâce à des « comportements ritualisés ou formes de parades » (FRACCHIOLLA 2013) : l’agression est donc une performance de la force et du pouvoir. Le mot « performance » implique la présence d’un regard d’autrui : on peut bien décrire l’agression comme « un effort, une forme de mise en tension, pour se faire reconnaître, percevoir par autrui » (FRACCHIOLLA 2013 : 20). C’est donc un acte qui veut signifier sa présence à l’Autre : elle est éloquente. En établissant un dialogue avec sa cible, l’agression parle à l’agressé.

I.3 Les violences

La violence est caractérisée par la perte du sens relationnel qui caractérisait l’agression. La violence rejette l’Autre, elle rejette sa parole et sa présence sur la scène : la cible est condamnée à l’invisibilité, à la perte de son statut social de personne.

On ne peut pas, pourtant, imaginer une violence singulière. On devrait plutôt parler de « violences » plurielles, violences physiques, violences verbales, violences symboliques, chacune avec sa cible, sa finalité, ses instruments et ses effets. Aux fins de l’analyse, nous ne considérerons ici que les violences symboliques.

I.3.1 Les violences symboliques

Les violences symboliques s’insèrent dans la lutte que chaque groupe mène pour imposer une représentation de la réalité : « La lutte pour le pouvoir symbolique est […] une lutte pour l’imposition d’un principe de perception du monde » (BOURDIEU 2015 : 125). La revendication d’un pouvoir définitoire touche aux questions de l’identité de deux manières différentes. D’un côté, l’enjeu principal de la légitimité symbolique est la possibilité de se définir, échappant ainsi aux définitions imposées par autrui (BOURDIEU 1979) ; de l’autre côté, lutter pour la légitimité, c’est lutter pour la reconnaissance, pour être entendu, vu, reconnu. C’est dans la dialectique entre l’autodéfinition et la reconnaissance que réside le pouvoir symbolique. Quand la relation ne permet pas de dialectique, et qu’un groupe détient de manière exclusive les instruments qui permettent de faire circuler une vision du monde, la violence éclate.

I.4 La haine et ses discours

Définir la haine est une opération complexe. Est-ce qu’il s’agit d’un sentiment qui se fonde sur des émotions négatives exacerbées et sur des « blessures de reconnaissance » (FRACCHIOLLA, MOÏSE 2021) ? Ou serait-elle une configuration d’émotions et de sentiments caractérisée par une posture prolongée d’hostilité envers une personne ou un groupe à cause de leurs caractéristiques innées, soient-elles réelles ou perçues ? (SANTERINI 2021 : 8)

On peut retenir trois notions-clefs de ces définitions. D’abord, la continuité dans le temps, ce qui différencie la colère, émotion « chaude » et irréfléchie, de la haine, émotion « froide », qui se nourrit de passions asociales, comme le ressentiment (PULCINI 2020).

Ensuite, la haine se caractérise par une relation spécifique à l’altérité, perçue comme menaçante : l’Autre qui nous ignore, nous blesse dans l’intime.

Finalement, l’altérité ciblée est imaginée comme très homogène, ayant des traits constitutifs et stables qui permettent au sujet haineux de créer une représentation immuable de l’objet de sa haine, quelles que soient les circonstances.

 

II. La création du corpus

 

Le corpus se compose des banderoles apparues dans les stades de France durant la période qui va du 24 août au 06 octobre 2019. Ce corpus a été créé à partir des images publiées sur Facebook et sur Twitter par des comptes dédiés aux pratiques spectaculaires des supporters, comme Ultras Made in France et 100% Ultras de France[4]. Parmi les images publiées, nous avons gardé celles qui correspondaient à la définition de discrimination et parues pendant trois championnats de Ligue 1 et Ligue 2 (2018-19 ; 2019-20 ; 2020-21). Sur 3228 images, nous avons répertorié 70 banderoles discriminantes, divisées selon l’année de parution et la cible (homosexuels ; femmes ; masculinités non traditionnelles)[5].

Pendant le championnat 2018-19, 15 banderoles ont été publiées, dont 5 banderoles homophobes, 5 sexistes et 5 machistes ; l’année suivante, les banderoles discriminantes ont été 44, dont 37 banderoles homophobes ; et dans le troisième championnat (2020/2021), 11 banderoles, dont 3 banderoles homophobes.

En général, on remarque que les banderoles proprement discriminatoires sont très peu nombreuses, mais il y a un pic dans le nombre des banderoles homophobes en 2019, plus précisément entre août et octobre. Ces banderoles sont caractérisées par une particularité : ce sont pour la plupart des banderoles métalinguistiques, qui se penchent sur le vocabulaire utilisé par les supporters et sur la censure qui frappe des pratiques langagières habituelles, comme dans ce cas :

« Arbitre, enc**ée, est-ce homophobe pour une femme ? » [6] (Kop de la Butte, Angers)

Pour mieux comprendre le sens de ces énoncés, nous les avons encadrés dans les conditions socio-temporelles de leur production, en cherchant à dégager le sens d’un discours animé par plusieurs acteurs et qui s’étale sur plusieurs mois.

L’analyse du corpus suit deux phases : dans un premier moment, nous reconstruisons la genèse du débat ; dans un second, nous décrivons les divers positionnements affichés face aux accusations d’homophobie ; en même temps, nous nous interrogeons sur la nature des banderoles analysées : s’agit-il d’actes de langage agressifs, violents, ou haineux ? Qui en est la cible ?

 

III. Reconstruction du débat institutionnel sur l’homophobie dans les stades (23 mars-25 mai 2019)

 

L’analyse du corpus devrait être précédée par une reconstruction du cadre des événements qui ont anticipé et en quelque sorte permis la parution des banderoles recueillies. En effet, une première « affaire homophobie » surgit dans les deux derniers mois du championnat de football 2018-19. Pendant les matchs de ce championnat, tout comme dans les championnats précédents, les banderoles et les chants des virages sont parsemés de « pédés » ou d’« enculés ». Le 23 mars, lors d’une interview pour France Info[7], la Ministre des Sports, Roxana Maracineanu, se dit favorable aux sanctions contre les clubs dont les supporters s’expriment de manière homophobe, en déclarant encourager « fortement la Ligue de football professionnel pour qu’il y ait des pénalités et que les clubs deviennent plus responsables »[8]. Cette déclaration déclenche un débat entre, d’une part, les représentants des institutions d’État (notamment la Ministre des Sports) et, d’autre part, les représentants des institutions du football, en particulier la Présidente de la Ligue du Football professionnel, Nathalie Boy de la Tour. Trois jours après l’entretien de Roxana Maracineanu, à l’occasion de la signature d’une convention avec la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra), Nathalie Boy de la Tour intervient devant le Sénat en se disant contraire aux sanctions prônées par la Ministre : les chants homophobes ne seraient que « du folklore »[9] , des expressions employées par les supporters qui, tout comme des enfants, « n’ont pas forcément l’impression de blesser ».

Les deux positions s’expriment essentiellement dans les médias traditionnels (radio, télévision, presse quotidienne) par le biais d’interviews et de conférences de presse. Après l’implication du collectif Rouge Direct[10] et de l’association Urgence Homophobie, la Ligue met fin à la question avec des sanctions contre les clubs de Lens[11] et de Grenoble[12], dont les supporters avaient proféré des insultes homophobes.

Vers la fin du championnat, la Ligue et les directions des clubs prônent des initiatives qui devraient servir de symbole : le 17 mai (journée mondiale contre l’homo-transphobie), le collectif Rouge Direct est invité par le club lensois à une rencontre avec les dirigeants et les supporters ; la Ligue sollicite les capitaines et les entraîneurs des équipes, de même que les délégués de match et les arbitres, à porter des brassards arc-en-ciel pendant l’avant-dernière journée du championnat, le 17 et le 18 mai – sans que cette initiative n’engendre de réaction particulière de la part des supporters.

Le championnat se clôt le 25 mai 2019.

 

IV. Le cadre socio-temporel de la prise de parole des supporters (24 août-06 octobre 2019)

 

C’est lors du championnat suivant que le débat prend de l’ampleur et que les ultras font leur apparition comme des acteurs discursifs à part entière. Le débat change de direction et s’enracine dans le territoire des supporters, le stade. Les virages réagissent aux interruptions des matchs, prônées par le Président Emmanuel Macron avant la reprise du championnat. Selon les supporters ultras, les sanctions brisent la normalité du jeu : en interrompant l’action sur le terrain, elles altèrent le bon déroulement du match. Elles dépassent les normes réglant le monde du football en introduisant un ordre venu de l’extérieur, qui mine les pratiques ultras et qui définit comme des transgressions graves des pratiques qui étaient la norme jusqu’à ce moment. Les ultras réagissent de manière très forte, avec plusieurs banderoles au sujet des sanctions contre les propos (définis comme) homophobes, comme le montre cette banderole :

« Le Père Noël est une ordure[13] sans ‘Je t’encule Thérèse’ ferait autant rêver qu’un stade sans second degré » (Kop Virage Nord, Olympique Lyon)

Le moment discursif montre une prolifération de banderoles dans la quatrième journée du championnat L1 (dix-neuf banderoles affichées du 31 août au 01 septembre)[14]. La dynamique est différente de celle du championnat précédent. En printemps 2019, toute intervention sur la scène publique au sujet de l’homophobie dans les stades (entretiens dans les journaux et les plateaux télévisés, tweets) n’avait intéressé que les autorités, les supporters figurant comme objet de leur discours : ils sont souvent décrits comme emportés par leur passion et, de ce fait, comme peu capables de réfléchir à la justesse des pratiques « anciennes[15] » auxquelles ils sont accoutumés, telles les insultes homophobes. À l’égard de cette communauté de fanatiques quelque peu naïfs, il faudrait alors assumer avant tout une posture pédagogique pour « leur expliquer que même s’ils n’ont pas conscience de la portée homophobe des termes qu’ils utilisent – ‘ pédé, enculé ’ –, ces insultes le sont bel et bien et peuvent faire beaucoup de mal »[16].

Au début du championnat 2019-2020, au contraire, ce sont les supporters (pour la plupart, des équipes de L1) qui se sentent impliqués dans le débat, et qui prennent la parole en choisissant les espaces (les stades) et les canaux (les banderoles) perçus comme les plus appropriés. Ce qui est le plus intéressant, ils affichent une posture de réflexivité métalinguistique par le biais des banderoles. De manière polémique, ils affirment la légitimité du vocabulaire employé et son incompatibilité présumée avec les accusations d’homophobie :

« Faire la queue leu leu c’est homophobe ?[17] » (supporters montpelliérains)

Seule la Ministre des Sports garde à l’époque une ligne intransigeante contre l’homophobie. D’ailleurs, les institutions du football sont inamovibles : la FFF refuse de donner son approbation aux interruptions des matchs pour des chants homophobes[18] et le Président Macron se convertit au « pragmatisme » et au « bon sens »[19]. Ainsi, le débat s’éteint, malgré une dernière tentative de la part du monde associatif, le 20 décembre, de solliciter des actions de la part de la Ligue contre les chants homophobes que l’on peut encore entendre lors des matchs. Mais on est, justement, en décembre : la France est secouée par des manifestations de masse et plusieurs services publics sont en grève (transports, Éducation Nationale, fonction publique). Les vacances de Noël approchent. Quelques mois après, une pandémie éclate. C’est la fin du débat contre l’homophobie pendant le championnat. Seulement trois banderoles sur le même sujet seront affichées l’année suivante. Le débat ne prendra plus l’ampleur qu’il avait pendant les mois d’août-octobre 2019.

 

V. Stratégies discursives des supporters contre les sanctions anti-homophobie

 

On peut classer les réponses des groupes ultras dans trois stratégies générales : le déni de toute légitimité des accusations d’homophobie et la revendication d’un vocabulaire « homophobe » ; l’interprétation des accusations d’homophobie comme un moyen pour réprimer le mouvement ultras (et donc comme une violence symbolique) ; la dénonciation de l’hypocrisie des institutions (étatiques et sportives) sur le sujet. Dans les sous-chapitres suivants, nous montrerons les stratégies discursives propres à chaque groupe de banderoles. Deux procédés caractérisent notamment les banderoles du premier groupe, qui misent sur la ridiculisation des propos des autorités (notamment, celles de la Ministre des Sports) : le paradoxe et une stratégie qui lui est proche, l’ironie. Bien que le thème de la légitimité symbolique soit parfois touché par ces banderoles, il n’est pas thématisé de manière explicite. En revanche, les banderoles du deuxième groupe dénoncent clairement ce qui est perçu comme l’énième tentative d’opprimer les supporters en censurant leurs pratiques – dans le cas des sanctions visant les propos homophobes, il s’agit de la censure des pratiques langagières. Ces banderoles sont caractérisées par des traits que l’on pourrait qualifier de « populistes » : elles évoquent une opposition nette entre une élite inefficace et une collectivité issue du « peuple ». Une discrimination cachée est alors dévoilée : derrière la prétendue lutte à l’homophobie, les supporters et leur culture seraient la cible ultime d’une attaque à leurs pratiques expressives, leur identité et, finalement, leur existence.

Seul le troisième groupe de banderoles semble reconnaître l’urgence de la lutte aux propos et aux geste homophobes. Pourtant, toute transformation en ce sens ne pourrait se borner à une accusation des comportements des supporters. Ces banderoles dénoncent comme spécieuses et la cible et les méthodes mises en place par les institutions – c’est là que s’ouvre un espace de réflexion autour de la question elle-même : l’homophobie, à l’intérieur et à l’extérieur des stades.

V.1 Revendication des propos homophobes et mise en scène de la virilité

Les banderoles qui nient l’existence d’une « question homophobe » montrent deux logiques, imbriquées l’une dans l’autre. La première vise à se revendiquer des propos homophobes, alors que la seconde consiste à ridiculiser la lutte contre l’homophobie dans les stades. On peut trouver des banderoles qui font recours au paradoxe et à l’ironie, comme dans cet exemple[20] :

« Roxana, LFP : sac à merde c’est une insulte ? » (supporters nantais)

Là, la question est oratoire : elle « ne vise ni à s’informer, ni à s’assurer un accord » (PERELMAN, OLBRECHTS-TYTECA (1958 [2008]). Il s’agit plutôt d’une pseudo-question paradoxale : « En contredisant une description fidèle de la réalité le [paradoxe] se mesure à elle ; en niant cette description, il en présuppose l’existence » (MORTARA GARAVELLI (1988[2020]). La banderole prétend s’interroger sur la trivialité du gros mot évoqué : trivialité apparemment anodine, sauf dans un contexte d’énonciation bouleversé par des normes nouvelles, contraires au bon sens.  L’apostrophe à la Ministre des Sports et à la Ligue du Football Professionnel est alors censée remettre de l’ordre dans une situation de perte (prétendue) de repères. Ainsi, les deux autorités sont convoquées en tant qu’autorités linguistiques pour faire le tri entre des insultes « légitimes » et d’autres qui relèveraient en revanche du « politiquement incorrect » et qui devraient être censurés.

Le paradoxe est d’ailleurs à la base d’une autre stratégie discursive, l’ironie. Les énoncés ironiques nient ce qui est, ce que l’on sait vrai ; mais surtout, ils nient l’opinion d’autrui. Ce sont des « échos d’un énoncé ou d’une pensée dont le locuteur entend souligner l’erreur, l’inadmissibilité, l’inopportunité ou l’inadéquation » (SPERBER, WILSON 1978 dans MORTARA GARAVELLI (1988 [2020] : 241, notre traduction) : les banderoles ayant recours à l’ironie renvoient à un discours autre, toujours présent, qui fait ici l’objet d’un reductio ad absurdum. À cet effet, on peut considérer les banderoles suivantes :

« UB 87 – MF 91 : preuve que l’homosexualité a sa place dans les stades » [21] (Kop Virages Sud et Nord, Olympique Lyon)

« Non à l’homophobie, soutien aux havrais » (supporters rouennais)

La mise en ridicule de la bataille menée par les autorités sous-tend une normalisation des propos homophobes. Les insultes et les injures définies comme « homophobes » relèveraient plutôt d’un jeu ou d’une mise en scène compréhensible seulement des initiés. Une banderole met en évidence la futilité des prétentions de la Ministre des Sports :

« Roxana, tu nages à contre-courant » (Collectif Ultras Paris, Paris Saint-Germain)

La normalisation des propos homophobes, qui permet de les qualifier de pratiques ludiques, n’est possible que si l’on pose l’existence d’une identité de genre hégémonique chez les supporters.

Il existe, en effet, une identité normative du « bon » supporter (LESTRELIN 2020 ; FLEURY 2013). Celle-ci est très proche de la norme masculine dominante, définie comme configuration identitaire qui mélange « force physique, fermeté morale et puissance sexuelle » (Rasera, REnAHy 2013) ; les mêmes éléments sont repris par une deuxième définition, qui a l’avantage de nommer l’autre pôle du binarisme de genre et de souligner l’aspect performatif de la masculinité sociale : « force physique, opposition à la féminité et à ses expressions imaginées (sensibilité, pleurs et affections) dans une volonté de faire face aux événements ou d’exhiber un côté guerrier de soi » (MOÏSE, PONS, ROSIER 2021 : 78 ; les auteures citent GUIONNET, NEVEU 2009).

Les banderoles affichent une identité ultra-virile. Les injures homophobes puisent dans cet imaginaire pour construire une image repoussoir du vrai homme et, en conséquence, du bon supporter, celle de l’homosexuel (CLAIR 2012). La discrimination se fait donc dans l’évocation de l’homosexualité comme penchant négatif des traits prisés par les supporters, comme négation de l’identité qui est valorisée. Mais les insultes homophobes peuvent être revendiquées justement parce qu’elles sont perçues comme des plaisanteries innocentes. S’il n’y a pas d’homosexuels chez les supporters, qui pourrait se sentir insulté ? Pas d’homosexuels[22], donc, juste des adversaires qui sont traités d’homosexuels et qui rétorquent de la même façon. Les groupes adverses se trouvent sur un plan de parité ; les deux se revendiquent d’une identité virile et se lancent des insultes mettant en discussion cette identité collective ; ces insultes sont prévisibles et ne sortent pas des normes communicationnelles auxquelles on s’attend. Une homosexualité qui se veut fantasmée est ainsi au centre d’un échange mutuel d’insultes, dont la ritualité permet d’affaiblir la violence potentielle.

Pourtant, cette ritualité n’est pas de l’ordre de l’insulte en tant que « rite privé » ou « singulier » (BOURDIEU 2015 : 35), qui se veut un geste accompli par un particulier sans qu’il (ou elle) puisse s’appuyer sur la force des rites « publics, officiels, accomplis par tout le groupe… ». L’insulte « est sans garantie institutionnelle, sans autorisation ni autorité », ce qui présuppose le risque, pour la personne qui insulte, d’un renversement soudain de la situation : en réagissant, en répondant sur le même ton, la cible visée peut blesser l’ancien agresseur en attaquant sa face, au sens de Goffman. Ce type de renversement n’est possible que dans des échanges où ce sont des particuliers qui s’affrontent, en mettant en jeu leur identité personnelle. Là où ce sont des identités collectives – et donc des rôles sociaux – qui sont impliquées, la situation se fait différente. Aucune face n’est atteinte dans le cas des supporters : comme l’explique Fracchiolla (2013 : 31) à propos des débats entre hommes et femmes politiques, « ce qui différencie l’agression de la violence verbale est que l’agression demeure dans un cadre sécure », où l’attaque vise une fonction publique, un rôle, et non la personne en tant qu’individu.

Or, c’est le cas des banderoles homophobes. Elles parlent à une collectivité[23] qui est saisie dans l’exercice de ses fonctions publiques, et le font au sein d’une représentation ritualisée dont les thèmes et les identités sont déjà établies. Elles s’insèrent à plein titre dans l’ordre du rite, qui comporte « une configuration spatiale, un protocole, un scénario programmé, des canaux […], des codes […], des formes rhétoriques, des styles d’apparence des principaux acteurs […], des commentaires préalables, une exégèse ultérieure qui encadrent l’événement » (BROMBERGER 1990 : en ligne). Pourtant, elles appartiennent également à l’ordre de la ritualisation, comme c’est le cas dans les parades d’animaux « où l’on mesure sa force l’un par rapport à l’autre, tout en évitant en général de se blesser » et qui ont le but de revendiquer le contrôle d’une ressource (FRACCHIOLLA 2013 : 23) – dans le cas des ultras, le territoire géographique et symbolique du stade. Les insultes sont des performances très ritualisées, qui n’ont pas pour but de blesser l’adversaire. Il s’agit donc d’une conduite agressive et non pas violente contre le groupe adverse insulté, c’est-à-dire contre la cible explicite des insultes homophobes.

V.1.1 Un cas de ridiculisation violente

La défense du vocabulaire utilisé et surtout des normes communicatives ritualisées passe, comme on l’a vu, par la ridiculisation de la lutte menée par les institutions, perçue comme une bataille hors lieu et hors mesure.

Quelques banderoles montrent un coté moqueur, dans une posture quelque peu enfantine :

« Chez nous, pas d’homophobie / la Ligue, la Ligue on t’adule / la Ligue, la Ligue on t’accule » (Nemausus, Nîmes) (v. image 1)

Dans la plupart des cas, la mise en ridicule des accusations d’homophobie fait recours à des procédés divers : (a) la banderole dénonce le côté spécieux des interdictions, comme le font les banderoles analysées dans le chapitre V.1 plus haut ; ou elle (b) demande de porter attention à des infractions de l’ordre social et moral bien plus graves, qui caractériseraient les adversaires et qu’il serait donc capital de dénoncer au lieu de se pencher sur des épisodes d’homophobie présumée :

« Pas de problème d’homophobie à Lyon, juste de la pédophilie » (supporters stéphanois)

Une troisième stratégie (c) consiste à piocher dans le champ sémantique de l’homosexualité en gardant le sens métaphorique de la pénétration anale (forcée) comme acte de soumission violente des autorités envers les supporters :

« LFP, on ne risque pas d’être homophobes à se faire enculer à longueur d’année avec vos arrêtés !!! » (Merlus Ultras, Lorient)

« Vous nous prenez pour des animaux ! Êtes-vous zoophiles ? » (supporters stéphanois)

« Bienvenue au groupe INEOS[24], à Nice aussi on aime la pédale ! » (Populaire Sud, OGC Nice)

Dans la dernière banderole, le mot « pédale » est peint aux couleurs de l’arc-en-ciel, un choix communicatif que l’on retrouve dans deux autres banderoles signées par la Populaire Sud, supporters de l’OGC Nice (images 2-4). Ce sous-groupe de banderoles nous semble mériter une attention particulière :

« Bienvenue au groupe INEOS, à Nice aussi on aime la pédale ! »

« OM[25] : Supporter un club LGBT pour lutter contre l’homophobie »

« LFP / Instances : des parcages pleins pour des matchs plus gay »[26]

Dans ces banderoles, les mots « pédale », « club LGBT » et « gay » sont tous écrits aux couleurs de l’arc-en-ciel[27]. Ces couleurs représentent la lutte pour les droits de la communauté LGBTQ+, ce qui permet d’associer les trois mots à l’homosexualité de manière immédiate, avec un langage iconique qui ne tient pas compte des connotations et des usages. Aucune différence n’est posée entre deux substantifs utilisés dans le cadre de l’autonomination de la communauté (« LGBT » et « gay ») et un terme injurieux servant une hétéronomination discriminatoire (« pédale »). Toute frontière entre forme injurieuse et forme respectueuse, entre légitime et interdit, est brouillée par le biais d’un moyen visuel qui impose une prétendue équivalence.

En outre, l’utilisation des couleurs arc-en-ciel soustrait tout sens originaire au symbole, qui est investi d’autres significations. Ce procédé correspond à la parodie, un processus de retournement et d’inversion d’un discours qui reste pourtant reconnaissable même dans des formes travesties (BERTRAND 2006). D’après Freud (1988), la parodie a pour but la « dégradation » de « ce qui est haut placé » ; dans ce cas, la Populaire Sud bouleverse l’échelle de valeurs établie par le discours institutionnel, qui pose le respect des identités LGBTQ+ comme une valeur positive. En s’appropriant un symbole dont ils renversent et parodient le sens, la Populaire Sud commet une violence homophobe d’ordre symbolique.

V.2 Entre dénonciation de la domination symbolique et échos populistes

Plusieurs banderoles présentes dans le corpus accusent les autorités de mener une campagne répressive contre le mouvement des ultras et des supporters[28], déjà frappés par d’autres interdictions (interdiction d’allumage des fumigènes, parfois de déplacement) et des sanctions (amendes, huis clos, garde à vue). Les banderoles qui expriment cette vision dans le cadre d’une revendication des propos homophobes se rallient parfois à cette vision ; dans ce chapitre, pourtant, nous analyserons les banderoles qui dénoncent de manière explicite la connexion entre lutte contre l’homophobie et la répression-oppression des supporters.

Plusieurs traits rapprochent ces banderoles d’un cadre interprétatif de type populiste (ROSANVALLON 2020). La narration qui émerge des banderoles est la suivante : un groupe est privé de ses droits et/ou de ses ressources au profit d’un groupe « autre » qui vient de l’extérieur (1) ; le sentiment de dépossession se manifeste dans des représentations qui renversent la relation oppresseur-opprimé entre les deux groupes (2) ; la dépossession est imputée à une élite, à laquelle le groupe ne fait plus confiance du fait de sa corruption (3) ; les discours du groupe dépossédé sont caractérisés par l’expression non contrôlée de contenus tabous (4). Dans les paragraphes suivants, nous isolons chaque élément pour permettre une analyse plus fine.

Attaque aux ressources

Les sanctions qui condamnent les propos homophobes dans les stades sont présentées comme l’énième démarche répressive des autorités. Les supporters dénoncent une attaque illégitime à leurs pratiques langagières qui sont devenues un sujet « politique », mot employé dans l’énoncé suivant dans le sens de « éloigné de la réalité », « intéressé » et « n’appartenant qu’à une élite ».

« Le / Football se perd / Politique est leur sujet / Pd enculé / Dites-vous que c’est notre vocabulaire » (supporters stéphanois)

Les initiales des banderoles forment le sigle LFPPD, correspondant à « Ligue de Football Professionnel ‘pédé’ ». Le sigle incorrect attire l’attention sur l’effet d’écho du mot « interdit », l’interdiction venant d’une élite « politique » très distante du monde du football. Les autorités semblent alors vouloir imposer leurs normes langagières depuis une position d’extranéité totale à la culture du stade ; une position qui correspond à des lieux d’expression privilégiée, auxquels les supporters ne peuvent pas accéder, comme le déclare la banderole suivante :

« PARIS SAINT-GERMAIN, LFP, laissez-moi te chanter, d’aller te faire enmmm… Je passerai pas à la TV parce que mes mots ne sont pas très gais » (Gradins Populaire Ouest, Metz)

La banderole s’inspire de la chanson « Balance ton quoi » de la chanteuse belge Angèle, dans un renversement du sens qui est d’autant plus grand que la chanson d’Angèle dénonce tout comportement sexiste et machiste. En même temps, cette stratégie permet aux supporters de se représenter en tant qu’exclus du média par excellence, la télévision. Une séparation nette est tracée entre les supporters, qui se revendiquent d’un vocabulaire « populaire » (comme l’on nommait autrefois les virages), et la culture hégémonique des institutions.

Les deux groupes parlent deux langues différentes : l’une, celle des institutions, jouit d’un capital linguistique et culturel plus grand, qui lui donne accès à la télévision ; l’autre, dont le capital linguistique, symbolique et culturel a moins d’espace et moins de poids sur la scène publique, a tout intérêt à défendre la possibilité de s’exprimer dans son territoire, le stade. C’est bien là que le discours de supporter jouit d’une plus grande capacité à se faire entendre et à être reconnu des interlocuteurs.

La ligne est également tracée entre le politiquement correct des médias traditionnels et des institutions, dont les choix sémantiques sont vus comme une manière de « changer les représentations sociales » (MÄÄTTÄ, ROMAIN, SINI 2021 : 114). Au contraire, les supporters se positionnent sur l’axe du « franc-parler », de l’expression « sans entrave contre ce que l’on considère une police de la pensée » (ibid.). Ainsi, le conflit entre ces deux langues se configure comme un conflit autour des définitions (« Qu’est-ce qu’une discrimination? » ; « Qui sont les sujets discriminés ? »), ce qui correspond à la définition de lutte symbolique. Cette banderole, qui reproduit l’entrée d’un vocabulaire, en témoigne (v. image 2) :

« Banderoles sur l’homophobie : alors on n’attend pas les [Magic Fans] / Enculé : nom masculin terme vulgaire utilisé par les ministères pour casser le cul aux supporters / Football :/ Nom masculin / Sport populaire / géré par des mercenaires / tué par les ministères » (supporters stéphanois)

L’énoncé s’ouvre avec un titre à structure bisegmentale avec deux points, ce qui caractérise plusieurs banderoles. Ce procédé, emprunté aux conventions de la presse, contribue à créer ou à convoquer des « dossiers », des « faits du jour » (BOSREDON, TAMBA 1992). C’est le cas de la première partie de l’énoncé. Dans le reste de l’énoncé, la structure bisegmentale renvoie au genre du vocabulaire, avec des mots-clefs suivis des définitions. Il s’agit d’une opération de découpage de l’espace conceptuel et de ce qu’on pourrait appeler une contre-nomination : d’un côté, l’opération vise les normes langagières qui envahissent l’espace des supporters ; de l’autre côté, les nouvelles définitions, placées dans le cadre énonciatif du stade, attirent l’attention sur les enjeux cachés et sur la démarche perçue de purification du langage de la part des institutions, qui découlent d’une volonté de réprimer les supporters. Selon les auteurs de cette banderole, l’intervention sur le vocabulaire des supporters s’inscrirait donc dans le cadre d’une dépossession plus vaste : la soustraction du jeu du football. Le premier adjectif choisi pour qualifier ce mot est « populaire ». Il s’agit d’un topos du supporterisme. Les supporters (en témoignent les gadgets vendus par les groupes) évoquent avec nostalgie une époque « originelle », quand le football était plus simple, plus pur et non asservi aux intérêts économiques des diffuseurs, des grandes équipes et des joueurs surpayés. Les supporters se plaignent de la perversion du football moderne, que se sont approprié des élites incompétentes et, surtout, « mercenaires ». Des leaders corrompus, qui n’ont pas d’idéaux et qui condamnent le football à sa mort par la main des ministères.

Renversement de la relation oppresseurs-opprimés

Un renversement de la relation oppresseurs-opprimés et de la condition de « victime » est présenté dans plusieurs banderoles :

« Stop à l’ultraphobie » (Collectif Ultras Paris, Paris Saint-Germain)

« Quand on veut se débarrasser des ultras, on les accuse d’homophobie » (Ultrem 1995, Reims)

Les supporters portent au jour un malentendu sur ce que signifie d’être discriminé dans les stades :

« Être interdit de déplacement, pointer au commissariat sans jugement, faire de la GAV pour avoir soutenu son équipe… voilà les vraies discriminations dans les stades français ! » (Brigade Loire, Nantes)

« La LFP se sert de l’homophobie / pour sodomiser nos libertés ! / A Paris vous avez toujours des prétextes / en Bois de Boulogne / pour nous la mettre… » (Winners, Olympique Marseille)

Le doute reste sur les raisons du malentendu : ne serait-il une mystification consciente de la part des autorités ? On pourrait se demander, cui prodest ? Quelques banderoles cherchent à répondre à cet interrogatif en évoquant des intérêts propres à la politique.

« Arrêtés, homophobie : le championnat de la Démagogie a repris lui aussi » (Collectif Ultras Paris, Paris Saint-Germain)

Mais il ne s’agit pas que de propagande électorale. La répression policière et la confiscation de la culture des supporters pourraient profiter à d’autres groupes, amenant à une transformation de l’univers des supporters :

« LFP / Instances : des parcages pleins pour des matchs plus gay » (Populaire Sud, OGC Nice)

La relation entre perte de la liberté et homosexualité contribue à définir les supporters comme les véritables victimes de la manœuvre des institutions. Ciblés par des attaques externes, les supporters risquent de perdre leur territoire et leur identité.

On peut reconnaître dans ces banderoles des éléments propres aux discours populistes, notamment ceux qui s’inspirent de la théorie du Grand Remplacement de Renaud Camus. Il s’agit de peurs « identitaires », nourries par le sentiment « d’une invasion, d’une désidentification, d’un déclassement et d’une insécurité » (CHARAUDEAU 2016 : 37) qui menacent le groupe natif.

 Méfiance à l’égard d’une élite corrompue

La méfiance envers les institutions s’accompagne d’une dénonciation de leur hypocrisie. L’appui donné par la Ministre des Sports française à la Coupe du Monde au Qatar en 2022 a souligné une contradiction entre la défense des droits LGBTQ+ dans les stades de France, et une totale indifférence à l’égard de la situation des droits humains au Qatar, où l’homosexualité est punie de mort.

« Roxana, tu parleras d’homophobie au Qatar en 2022 ? » (Lyon 1950, Olympique Lyon)

« Coupe du Monde au Qatar, les stades sont-ils homologays ? » (Gradins Populaires Ouest et Gruppa Metz, Metz)

« FIFA, Roxana, Schiappa : l’homophobie n’est-elle grave que sans pétrodollars ? » (Kop Virage Nord, Olympique Lyon)

L’indifférence des institutions est mise en relation avec la corruption : face aux « pétrodollars », personne n’ose mentionner les droits LGBTQ+.

Deux éléments se répètent : la corruption des élites d’un côté, et, de l’autre, la translation, dans l’engagement contre l’homophobie, d’une cible légitime (le Qatar) à une cible innocente (les supporters).

Le sentiment de déception à l’égard des élites concerne également les leaders censés représenter le peuple des stades, à savoir les représentants des institutions du football et les directions des clubs :

« Gestion des supporters / vous êtes largay /les ultras sont catalogay / le football est fatigay / arretez d’épilogay / c’est avant qu’il fallait dialogay. Mais qu’en pense le délégay ? » (Red Kaos, Grenoble)

La rime et l’orthographe chamboulée de tous les mots en fin de banderole, qui sert de mise en relief, créent un effet de paroxysme. Le lecteur est presque épuisé par la répétition insensée (et c’est là le point) du mot « gay » ; ce procédé stylistique reproduit la sensation d’épuisement des supporters (déjà opprimés, puisque « catalogués » par les forces de l’ordre) face à une obsession qui n’a rien à voir avec le débat entre les dirigeants et les supporters. Une dernière banderole suit le même fil rouge, en accusant les dirigeants d’incompétence :

« Votre nouvelle pseudo lutte contre l’homophobie ne masquera pas votre incompétence en termes de gestion des supporters » (Ultra Boys, Racing Club Strasbourg)

Les élites s’avèrent ainsi incapables de remplir leurs fonctions de gestion et de défense des intérêts du peuple des stades ; leur ralliement à une « pseudo lutte » peut être interprété comme une trahison des attentes des supporters.

Expression de contenus tabous

Certains auteurs (BROMBERGER 1988 ; LESTRELIN 2020) ont voulu voir dans les propos outranciers des supporters une rupture des contraintes du quotidien, en ligne avec une interprétation du football comme d’un hybride entre spectacle et rite (BROMBERGER 1990, 1995, 2020 ; MIGNON 1998) : en tant que spectacle, le supporterisme se nourrit de l’originalité et de l’audace des performances, l’immutabilité apotropaïque des performances sacrées n’appartenant pas aux évolutions des supporters dans les virages ; en tant que rite, le supporterisme permettrait la mise en scène d’émotions autrement refoulées (BROMBERGER 1995).

Pourtant, cette interprétation nous semble quelque peu naïve, surtout à l’époque des réseaux sociaux où des discours autrefois tabous prolifèrent en permettant tout type de débridement pathémique : indignation, colère, haine peuvent trouver leur place dans les collectivités numériques. On est également loin des provocations langagières propres aux mouvements contestataires des années 1960 et 1970, quand la trivialité de certains slogans servait à démasquer les hypocrisies de la classe intellectuelle et bourgeoise (ORKIBI 2013). Les supporters, au contraire, défendent des habitudes discursives qui n’ont rien de transgressif, ni de révolutionnaire. De quelle libération s’agit-il, donc ? La défense d’une perspective machiste et discriminante est une défense du statu quo qui ne va avancer aucune direction émancipatrice : quand il s’agit de phrases discriminantes, la « libération » de la parole coïncide avec une liberté hédoniste et singulière, incapable d’entrer en relation avec l’altérité, celle-ci étant seulement fantasmée dans l’espace contraignant d’un imaginaire reçu. Cette libération serait donc une liberté sans-responsabilités qui ne songe pas aux conséquences de son dire, ce qui serait plutôt une « cause-effet du néopopulisme » (SANTERINI 2021 : 70).

V.3 Revendication des valeurs anti-homophobe et réaction à la domination symbolique

Les banderoles analysées jusqu’ici nient toute légitimité à la lutte contre l’homophobie, vue comme un prétexte pour réprimer les ultras. En revanche, d’autres banderoles soulignent l’importance du thème. Il s’agit de six banderoles qui expriment de manière claire une posture anti-homophobe. Elles dénoncent le traitement d’une juste bataille de la part des autorités du football et de l’État :

« LFP, Ministres : l’homophobie est un vrai sujet … et vous le ridiculisez ! » (Malherbe Normandy Kop, Le Havre)

« Nous faire la leçon sur la prétendue homophobie de nos tribunes après être allé promouvoir le sport français au Qatar ? Vous nous prenez vraiment pour des cons ! » (Brigade Loire, Nantes)

L’opposition vous/nous qui sous-tend plusieurs banderoles est particulièrement parlante dans cet exemple :

« Chez nous ni racisme ni homophobie, chez vous incompétence et connerie » (Gladiators Nîmes, Nîmes)

Ces groupes ultras se revendiquent des valeurs antiracistes et anti-homophobes qui ne seraient pas partagées par des institutions à la fois incompétentes et bêtes, des institutions qui se trompent de cible. Les ultras ne peuvent pas se reconnaître dans les accusations d’homophobie qui les frappent. Une banderole réagit avec du mépris à l’image déformée renvoyée par les institutions.

« Racistes, homophobes et bientôt cannibales : tremble Marlène[29] » (Ultramarines, Girondins de Bordeaux)

L’hyperbole créée par le crescendo péjoratif des substantifs ridiculise les accusations d’homophobie en évoquant la déformation ultime : le cannibale, figure hybride entre l’humain et l’animal, entre le civilisé et le primitif.

Un conflit autour du pouvoir symbolique se joue autour de la définition d’homophobie aussi bien que des groupes ultras. À côté des dirigeants, les institutions politiques occupent une position de dominants dans le champ politique, qui leur permet de pénétrer dans un autre champ pour imposer leur pouvoir définitoire. Ces dernières banderoles représentent autant de formes de révolte contre l’imposition hétérodirecte d’une définition de soi-même. Si le dominant est « celui qui est capable d’imposer sa propre définition de lui-même » (BOURDIEU 2015 : 55), les ultras se présentent comme des dominés qui cherchent à rectifier une narration tordue sur leur culture. L’enjeu, c’est la reconnaissance de la part des Autres de son identité, donc la revendication d’un capital symbolique, cette « forme d’être perçu qui implique de la part de ceux qui perçoivent une reconnaissance de celui qui est perçu » (BOURDIEU 2015 : 131)[30].

 

VI. Et les supporters LGBTQ+ ?

 

Dans les banderoles analysées jusqu’ici, et dans le débat en général, il manque un acteur fondamental : ce sont les supporters qui ne se reconnaissent pas dans une identité de genre binaire ou dans une orientation sexuelle hétérosexuelle. Dans les rares banderoles qui se rallient à la lutte anti-homophobie, les identités LGBTQ+ sont nommées :

« Instrumentalisation d’une lutte légitime par des opportunistes. Courage aux LGBT+ et nique la LFdP ! » (Merlus Ultras, Lorient)

Pourtant, les identités non-normatives sont toujours un « eux » qui est posé comme un sujet externe au groupe ultras. C’est justement cette mentalité qui rend possible la justification des propos homophobes comme insultes rituelles démunies de force destructrice. Nous avons parlé, à ce propos, de « cible explicite » des insultes : le destinataire posé par les auteurs des banderoles injurieuses. Et pourtant, il y a toujours un référent caché. Il s’agit des individus qui se reconnaissent dans l’identité ou dans la pratique qui est mobilisée pour blesser, diminuer, attaquer les adversaires. Une cible implicite, référentielle, qui n’est jamais présente sur la scène même lorsqu’on exprime de la solidarité. Les supporters LGBTQ+ ne prennent jamais la parole pour signifier leur présence, ce qui s’explique par l’hégémonie d’une masculinité normative qui rend si difficile d’être ultra si on ne peut ou si on ne veut pas s’y reconnaître. Un seul groupe ose parler à la première personne plurielle et ainsi briser l’homogénéité identitaire. Ce sont les Ultramarines (Bordeaux), qui affirment :

« Nous sommes gays, hétéros, lesbiennes, trans… et ensemble on nique tous ceux qui veulent nous faire taire »

Les Ultramarines disent « nous », ils disent « ensemble » : ils se représentent comme un groupe uni par leur lutte contre le silence imposé par les dominants. C’est le seul cas où l’on entend une polyphonie de voix au lieu de l’identité homogène affichée par les autres banderoles : plusieurs identités se fondent pour la cause commune, le seul cas de véritable lutte contre l’homophobie.

VII. Conclusion

 

Le corpus montre la multiplicité des approches des supporters face aux sanctions contre les discours homophobes : de la revendication des propos homophobes, justifiés en termes de tradition et de rite, à la solidarité avec les victimes de l’homophobie. On fera quelques remarques conclusives sur la nature des relations discursives des supporters entre eux et avec les autres acteurs concernés : quand a-t-on affaire à la violence ?

Le cadre général du débat autour de l’homophobie dans les stades, donc de l’affrontement entre institutions et supporters, peut être analysé dans les termes d’une lutte contre la domination symbolique. Les supporters s’engagent pour conserver leurs pratiques langagières et leurs définitions de ce qui constitue une discrimination homophobe, tout en défendant la validité d’un cadre de valeurs identitaires. Il s’agit donc de faire valoir leur capital symbolique et linguistique.

Les propos homophobes lancés contre les supporters adverses sont un cas d’agression : une forme de parade qui s’inscrit dans un rite de la virilité normative. Les interlocuteurs se trouvent dans une position de parité, ce qui leur permet d’échanger sur le même ton en s’adressant à une identité de groupe, qui sert une fonction publique, et non à une identité personnelle. Pourtant, ces propos posent en même temps un référent caché, les homosexuels (tels qu’ils sont perçus dans l’imaginaire des stades) : ils sont la cible référentielle des insultes, une cible qui n’a pas le droit de s’exprimer.

Combien de personnes se sentent-elles concernées par les insultes scandées par leurs potes et n’osent rien dire ? C’est dans cette négation, et de la parole, et de la possibilité d’exister différemment, que se situe la violence. On a dépassé la « frontière distincte entre agression et violence », c’est-à-dire le maintien d’un « sens relationnel » (FRACCHIOLLA 2013). Ce sens relationnel nous permet de voir l’Autre et à l’Autre de se manifester tel qu’il est. Or, dans le cas des propos homophobes dans les stades, l’Autre est invisible. L’homosexuel, ainsi que toutes les autres identités non conventionnelles, n’existe qu’en dehors du cadre du supporterisme. Ce type de violence touche au système symbolique, mais en même temps elle risque de le dépasser. La prise de parole sur la scène publique et l’identité de l’Autre deviennent invisibles, elles n’ont pas le droit d’exister. Comme l’explique Hannah Arendt dans Les origines du totalitarisme (1967[2009]), la privation du droit de parler sur la scène publique, donc d’apparaître dans le monde social, déshumanise. Ainsi, la violence atteint son paroxysme – même si les agresseurs n’y voient qu’une blague « innocente ».

 

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[1] Dans cet article, nous utiliserons le mot « supporters » en fonction d’hypéronyme, pour désigner les spectateurs des matchs de football. Cet usage est partiellement impropre, puisqu’on risque par-là de masquer la distinction entre les « supporters » traditionnels et les « ultras ». Les ultras se revendiquent d’une identité spécifique, caractérisée par la participation active au match et par une attitude non-consensuelle vis-à-vis de la direction du club (HOURCADE 2002). Dans l’article, nous utiliserons le mot « ultras » seulement pour désigner des groupes qui se définissent en tant que tels.

[2] C’est l’auteur qui souligne.

[3] Ici, nous nous bornerons à l’agression comme acte qui découle de l’agressivité, considérée en tant qu’état d’âme.

[4] Après avoir recensé tous les groupes de supporters de Ligue 1 et Ligue 2, nous avons mené des recherches dans leurs comptes Facebook et Twitter, sans résultats. Peu de groupes ont un compte ; souvent, ceux-ci ne sont plus utilisés ou ne partagent pas de photos de banderoles, à l’exception du compte Facebook Furania Photos, consacré aux photos du virage stéphanois. Les rares images des banderoles trouvées étaient déjà présentes sur les comptes « généralistes » dédiés : Ultras Made in France et 100% Ultras de France.

Sur Twitter, nous avons mené des recherches autour des mots « banderole » ou « ultra », en désactivant le filtre contre les contenus inappropriés, également sans résultats.

[5] Les banderoles qui représentent la masculinité comme force physique (v. §V.1) en sont un exemple.

[6] Le match était dirigé par une femme arbitre.

[7]https://www.francetvinfo.fr/sports/foot/video-foot-la-ministre-des-sports-denonce-lattitude-inadmissible-de-certains-supporters-et-souhaite-des-penalites_3246641.html. Consulté le 30 janvier 2022.

[8] Lors du même entretien, comme le relate Le Parisien, la Ministre considère les chants homophobes comme des manifestations d’un discours de haine : « Certaines pratiques dans trop de stades sont dégradantes et haineuses ». https://www.leparisien.fr/sports/football/la-ministre-des-sports-s-attaque-aux-insultes-homophobes-dans-les-stades-23-03-2019-8038362.php. Consulté le 30 janvier 2022.

[9] https://www.francetvinfo.fr/sports/foot/ligue-1/chants-homophobes-en-tribune-pour-beaucoup-de-supporters-ca-fait-partie-du-folklore-estime-la-presidente-de-la-lfp_3250569.html. Consulté le 30 janvier 2022.

En outre, Nathalie Boy de la Tour met en avant la difficulté des arbitres, déjà « très concentrés sur le match », à s’apercevoir des insultes homophobes scandées par les virages. Dans le but de remédier à cette difficulté, la Ligue et la Licra proposent, quelque mois plus tard, de créer une fiche de signalement des actes haineux. La fiche est disponible depuis le 9 juillet 2019 sur le site de la Licra.

[10] Rouge Direct est un collectif né après la fin des activités de l’association militante Paris Foot Gay, due au constat de « la triste réalité du non recul de l’homophobie au sein des fédérations ou chez les supporters » (https://rougedirect.org/presentation/. Consulté le 30 janvier 2022). En se donnant le rôle de « vigie citoyenne », Rouge Direct se définit comme un « lanceur d’alerte » contre l’homophobie dans le sport, et notamment dans le football, qu’elle ait lieu dans les stades, les médias ou sur les réseaux sociaux.

[11] Pendant le match Lens-Valenciennes (12/04/2019), le groupe ultra des Red Tigers, supporters lensois, scande des chants homophobes, en déclenchant l’intervention du collectif Rouge Direct qui saisit la Ligue, le 15 avril. Le porte-parole des Red Tigers Pierre Revillon nie immédiatement toute intention homophobe de la part des ultras, et invite le collectif à se confronter, dans la volonté d’arrêter le « buzz médiatique ». Il s’agit de l’un des très rares cas de prise de parole publique de la part des supporters durant cette période (à notre connaissance, le seul). https://france3-regions.francetvinfo.fr/hauts-de-france/rc-lens-vafc-supporters-lensois-se-defendent-etre-homophobes-apres-ouverture-enquete-suite-chants-1656266.html. Consulté le 30 janvier 2022.

[12] Au lendemain du match Grenoble-Lens (20/04/2019), le collectif Rouge Direct et l’association Urgence Homophobie interpellent la Ligue dans un Tweet. Urgence Homophobie déclare également sur Twitter l’intention de porter plainte au sujet des chants homophobes entonnés par le groupe ultra Red Kaos (Grenoble).

[13] La référence est au film culte du même nom, caractérisé par un humour cinglant qui naît du contraste entre la posture pieuse de deux personnages principaux, des bénévoles en permanence téléphonique le soir de Noël, et l’univers de leurs assistés.

[14] Une journée de championnat s’étale sur plusieurs jours de la semaine, normalement entre le vendredi et le dimanche.

[15]https://www.francetvinfo.fr/sports/foot/video-foot-la-ministre-des-sports-denonce-lattitude-inadmissible-de-certains-supporters-et-souhaite-des-penalites_3246641.html. Consulté le 30 janvier 2022.

[16] Les propos rapportés sont de Bertrand Lambert, président de PanamBoyz & Girlz United, club de football amateur engagé dans la lutte contre l’homophobie, qui collabore en cette période avec la Ligue du Football Professionnel à la création de « livrets pédagogiques ». https://www.leparisien.fr/sports/lutte-contre-l-homophobie-la-ligue-de-football-devoile-son-plan-d-action-12-05-2019-8070591.php. Consulté le 30 janvier 2022.

[17] Ce type de pseudo-question est mieux décrit dans le paragraphe V.1, infra.

[18] Pourtant, il déclare être favorable aux interruptions des matchs dans le cas de propos racistes. https://www.francetvinfo.fr/societe/lgbt/football-noel-le-graet-contre-totalement-l-arret-des-matchs-en-raison-de-chants-homophobes_3610629.html. Consulté le 30 janvier 2022.

[19] Emmanuel Macron avait justifié son choix en mettant en avant la possibilité d’un recours instrumental aux insultes homophobes de la part des supporters. Dans ce sens, il déclare le 10 septembre à France Info : « …On ne va pas se mettre à mettre des règles qui seraient comme la loi qui tombe. Je ne sais pas si vous êtes supporters de foot, mais moi je sais comment je ferais : je ferais des insultes à cinq minutes d’un match que je suis en train de perdre ». https://www.francetvinfo.fr/societe/homophobie/homophobie-dans-les-stades-il-faut-etre-intraitable-sur-le-fond-declare-emmanuel-macron_3611419.html. Consulté le 30 janvier 2022.

[21] Les sigles correspondent à deux groupes ultras : les Ultramarines Bordeaux et les Magic Fans (Saint-Étienne). Les deux groupes sont liés par un jumelage, alors que la rivalité entre supporters de l’Olympique Lyon et ceux du Saint-Étienne est très forte. C’est pour cela que les Ultras Bordeaux sont souvent ciblés par les supporters lyonnais.

[22] On parle toujours d’hommes homosexuels. La condition des femmes dans les stades reste peu enquêtée (avec les exceptions de GUYON 2007 et de GINHOUX 2015). En général, elle s’avère très compliquée du fait des normes identitaires qu’on vient de décrire.

[23] Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas d’attaque homophobe ad personam dans les groupes de supporters ; à cet effet, v. GUYON 2007.

[24] Groupe britannique propriétaire de l’OGC Nice depuis le début du championnat 2019-20.

[25] Olympique Marseille.

[26] Ici, la barre oblique fait partie du texte de la banderole. Cette banderole sera analysée plus bas.

[27] Ainsi que le nom des adversaires, « OM ».

[28] Cette posture de dénonciation de la répression institutionnelle dont les supporters sont les victimes trouve son expression la plus complète dans le mouvement « Supporters ≠ Criminels », qui proteste contre les interdictions et les sanctions contre les supporters.

[29] La référence est à Marlène Schiappa, Secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes et de la Lutte contre les discriminations (2017-2020), qui avait condamné les chants homophobes dans les stades, tout en saluant les interruptions des matchs lors d’un entretien pour France Info, le 27 août 2019. https://www.francetvinfo.fr/societe/lgbt/football-la-prochaine-fois-je-quitterai-le-stade-quand-il-y-aura-des-chants-homophobes-promet-marlene-schiappa_3592375.html. Consulté le 30 janvier 2022.

[30] C’est l’auteur qui souligne.


 

Per citare questo articolo:

Nora GATTIGLIA, « « La Ligue, on t’adule » : discours homophobe et domination symbolique dans la lutte entre foot populaire et football business », Repères DoRiF, n. 26 – Les discours de haine dans les médias : des discours radicaux à l’extrémisation des discours publics, DoRiF Università, Roma, novembre 2022, https://www.dorif.it/reperes/nora-gattiglia-la-ligue-on-tadule-discours-homophobe-et-domination-symbolique-dans-la-lutte-entre-foot-populaire-et-football-business/

ISSN 2281-3020

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