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Oreste FLOQUET

 

Compte rendu : Sylvain Detey, Savons-nous vraiment parler ? Du contrat linguistique comme contrat social, Armand Colin 2023, pp.416.

 

Oreste Floquet
Professore associato di Lingua e traduzione-Lingua francese
Università di Roma La Sapienza

 

Les manuels d’introduction à la linguistique, qu’elle soit générale ou appliquée à une langue particulière (française, anglaise, italienne, etc.), commencent habituellement par définir les types de signes, le rapport langage/langue, l’arbitraire, les niveaux d’analyse, l’acquisition, l’évolution, etc., comme si la nécessité d’approfondir de tels sujets allait de soi. En effet, ce n’est que très rarement, pour ne pas dire presque jamais, qu’il existe, dans ces introductions, une partie consacrée à faire comprendre aux lecteurs, qui sont la plupart du temps des étudiants universitaires, pas forcément des linguistes en herbe, à quoi sert tout ce travail de réflexion sur les comportements linguistiques et pourquoi il est si important d’y consacrer du temps.

Le manuel de linguistique romane de Martin Glessgen (Linguistique romane: Domaines et méthodes en linguistique française et romane, 2007: 27-31) fait figure d’exception car de manière certes un peu ramassée explique que : « les apports de la linguistique à la société contemporaine sont circonscrits, mais néanmoins réels. La linguistique est incontournable pour toute forme d’élaboration linguistique […] Elle intervient dans les discussions sur les évolutions actuelles de la langue, dans des questions de conflits linguistiques et, plus généralement, de politique ou de culture linguistique. […] Elle contribue plus à former une conscience qu’à développer des compétences concrètes, même si cette conscience peut se transformer, très rapidement et très efficacement, en des réalisations appliquées. Les grandes qualités de la linguistique interprétative et historique résident dans ses caractéristiques réflexives et autoréflexives. Elle permet de mieux positionner l’homme et la société dans leur trajectoire et contribue fortement à la formation de l’identité individuelle et collective. […] Sans la réflexion linguistique – formalisée par les études académiques -, la culture écrite et les médias ne pourraient pas continuer à se développer. […] » Puis il termine avec une note quelque peu pessimiste quand il dit que: « à long terme, l’abandon de la réflexion linguistique pourrait mener à l’abandon de l’élaboration de données complexes et donc, à travers la perte de toute capacité d’organisation avancée, à la désintégration du monde contemporain. Le rôle de la linguistique paraît, dans ces conditions, incontournable. […] Comme toutes les autres sciences, elle se développe dans l’opposition parfois houleuse entre l’utilité sociale et une indispensable liberté d’action ».

Sylvain Detey reprend le flambeau; toutefois il ne se limite pas à quelques considérations rapides mais développe autour de cette problématique un discours très ample et novateur du rapport qui, en quelque sorte, lie la recherche à la « vie ».

Nous savons par exemple tous que l’apprentissage n’est pas un simple mécanisme de décodage mais un processus beaucoup plus riche. C’est une capacité globale de comprendre, d’utiliser et de réfléchir en vue – et c’est là un point essentiel surtout dans l’approche de Sylvain Detey- d’un plein épanouissement personnel et, par ricochet, social. Le fait d’apprendre embrasse donc des aspects cognitifs (par exemple le décodage des mots et la compréhension du texte) qui sont toujours associés à des aspects liés à la motivation et à l’implication de l’individu et à son statut de citoyen libre. Notre Auteur en est bien conscient et d’ailleurs dans le dix-huitième des « commandements linguistiques moralisateurs », qui sont une sorte de rappel final des éléments clé de l’ouvrage, il souligne qu’il faut employer l’apprentissage linguistique non seulement pour accroître ses capacités cognitives d’abstraction mais aussi pour améliorer son empathie, au sens large du terme, envers les autres. Le cognitif et l’émotif, donc, doivent aller toujours de pair (plus que dans l’optique de Glessgen) et finissent par déboucher sur le politique: la compétence métalinguistique contribue, elle aussi, à forger une conscience sociale.

Ainsi un des grands mérites de l’ouvrage de Sylvain Detey est justement de pouvoir servir comme un outil précieux pour motiver les jeunes (mais pas qu’eux) à se pencher sur les faits linguistiques, ce qui n’est pas une tâche facile, car il faut créer chez eux une vraie passion pour cette discipline (et ses nombreux sous-domaines). Dans ce livre, toujours écrit dans un style très clair et élégant, l’enseignant trouvera, entre autres, la clé pour toucher le cœur des étudiants en leur faisant comprendre que ce qu’ils étudient a toujours trait à leur vécu, la linguistique étant, hélas, souvent perçue par les élèves comme plutôt éloignée de leur propre monde, comme peu utile dans la perspective de l’avenir.

Aux neuf questions qui structurent les chapitres de ce livre, et qui concernent des aspects psycholinguistiques (le bilinguisme, le plurilinguisme, l’apprentissage des langues), sociolinguistiques (la norme, les registres, la variation, le genre), pragmatiques (l’écrit et l’oral, les limites de l’ironie, l’incertitude communicative) et pédagogiques (les perspectives éducatives, les productions législatives), Sylvain Detey n’essaie pas de répondre – et c’est là un des plus grands mérites de son approche – en tranchant de manière dogmatique. Ce n’est jamais la réponse du berger à la bergère, car l’auteur vise plutôt à solliciter des réflexions, par exemple quand il dit, non sans une pointe d’esprit dialectique, que le bilinguisme est une chance, mais aussi un péril, en montrant ainsi la complexité des phénomènes et des réponses possibles dans le dessin de stimuler l’envie du lecteur à trouver sa propre réponse personnelle. C’est pourquoi la lecture de cet ouvrage peut intéresser aussi bien le spécialiste, le logophile ou l’homme curieux non-expert car il s’agit moins d’affirmer une vérité de la linguistique (ou d’une théorie linguistique) que de montrer comment à travers ses grilles de lecture, plus ou moins abstraites, cette discipline (au sens large du terme) peut (et doit) dialoguer avec l’épanouissement personnel et social. Loin d’être des nouveaux Gasconnismes corrigés indiquant ce qu’il faut ou il faudrait dire ou faire, on pourrait affirmer que les considérations de Sylvain Detey sont une nouvelle forme de remarques servant plutôt à favoriser une prise conscience de faits de langue afin : « d’ouvrir quelques lignes d’horizon sur ce que pourraient être des choix raisonnés en matière d’éducation à la communication sociale en ce début de XXIe siècle, notamment face aux nouveaux enjeux générés par la mondialisation des réseaux sociaux ». La forme dialogique structure ces pages, mais en filigrane. Il s’agit moins alors d’une simple vulgarisation des savoirs disciplinaires que d’une tentative d’inaugurer une nouvelle maïeutique (ce n’est peut-être pas un hasard si le choix du titre est tombé sur une question: savons-vous vraiment parler?) qui, en connectant de manière très originale le théorique et l’applicatif, les problèmes et leurs possibles solutions, invite gentiment le citoyen à se réapproprier sa responsabilité communicative envers les autres.

 


Per citare questo articolo:

Oreste FLOQUET, « Compte rendu : Sylvain Detey, Savons-nous vraiment parler ? Du contrat linguistique comme contrat social, Armand Colin 2023, pp.416. », Repères DoRiF, n. 28 – Entre le théorique et l’expérientiel : l’oral en didactique du FLE. Questionnements et perspectives, DoRiF Università, Roma, novembre 2023, https://www.dorif.it/reperes/oreste-floquet-compte-rendu-sylvain-detey-savons-nous-vraiment-parler-du-contrat-linguistique-comme-contrat-social-armand-colin-2023-pp-416/

ISSN 2281-3020

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