Rémy PORQUIER
Souffler c’est jouer
Ah oui, si seulement je pouvais supporter
d’être seule, je veux dire d’y aller de mon
babil sans âme qui vive ni entende.
(Winnie, dans Oh les beaux jours)
La répétition du 12 mars, au Théâtre du Nouveau Colombier, s’était déroulée sans encombre. Plusieurs semaines avaient été nécessaires à la préparation de la représentation de La comédie du langage, trois pièces de Tardieu. Les projets d’affiche, avant même le début des répétitions, avaient donné lieu à discussion, pour décider si l’on devait y inscrire
La comédie du langage,
trois pièces de Jean Tardieu
ou bien
Trois pièces de Jean Tardieu :
La comédie du langage
L’affiche finale, que l’on devrait trouver en annexe ou avant, montre qu’il en avait été finalement tranché, quelques semaines avant la première représentation publique fin avril au Nouveau Colombier.
Si la répétition du 12 mars s’était, comme on l’a dit, déroulée sans encombre, celle du 13 mars s’était trouvée entravée par l’absence inopinée d’une comédienne. Certes, en pareil cas, il est fréquent et commode de faire lire son rôle par quelqu’un d’autre présent, parfois le metteur en scène, parfois un autre comédien non mobilisé dans les scènes concernées. Cela pour ne pas annuler une répétition pour les autres acteurs. Mais les particularités des dialogues des trois pièces rendaient cette fois la chose difficile, comme on va le voir.
Ces pièces (De quoi s’agit-il ?, Les mots inutiles, Un mot pour un autre), dont la relative brièveté justifiait de les regrouper en une séance unique, sont toutes basées sur des innovations et des fantaisies de langage. Quelques extraits de la répétition du 13 mars en fournissent un aperçu.
Les comédiens sont ici indiqués par leurs initiales, les noms des personnages de la pièce sont in extenso, et MS désigne le metteur en scène, Martial Simoes, qui, texte en main, remplace la comédienne défaillante et intervient en même temps sur le respect du texte par les divers acteurs.
Les mots inutiles [extrait de l’enregistrement de la répétition du 13 mars][1]
(JD) DORA
Tiens, vous êtes là ? Vous dormiez, boules de suif ?
(J-P M) MONSIEUR PÈRÉMÈRE
Mais non, bouteille !
(AK) MADAME PÈRÉMÈRE
Mais pas du tout, pois chiche !
MS
Non, ‘pas du tout pois chiche’
(AK) MADAME PÈRÉMÈRE
Non, pas du tout, pois chiche
MS
Non, tu dis pas « mais pas du tout » ni « non, pas du tout », tu dis seulement « pas du tout, pois chiche ». Reprenez les trois, Dora, Monsieur Pèrémère puis Madame.
(JD) DORA
Tiens, vous êtes là ? Vous dormiez, boules de suif ?
(J-P M) MONSIEUR PÈRÉMÈRE
Mais non, boule de bouteille !
(AK) MADAME PÈRÉMÈRE
Pas du tout, pois chiche !
MS
Bon, mais toi, c’est pas « boule de bouteille », c’est « bouteille » : « mais non, bouteille »
(J-P M)
Mais c’est pareil !
MS
Bon, on va reprendre tous les trois, depuis « J’aurais dû tarte aux fraises » jusqu’à « cela me fatigue les oreilles », six répliques. Allez, on y va, Madame Pèrémère, « J’aurais dû …
Plus tard dans la répétition :
De quoi s’agit-il [extrait de l’enregistrement de la répétition du 13 mars]
(ALS) LE JUGE
On verra, on verra… Madame Poutre, voyons. (Il lit les états civils). Ah, Madame Poutre, Adélaïde, … née Soliveau, née le… (murmure indistinct) le dix-neuf de l’année dix-neuf cent… à… mariée à Jean-Joseph Poutre, son époutre, dont elle est l’épouse, … l’époutre… pfff [le comédien abandonne]
MS
Non, écoute bien, là, ton texte c’est :
« Mariée à Jean-Joseph Poutre, son époux, dont elle est l’épouse ». Oui, je sais que tu le sais, mais vous avez tous assez ricané avec ces époux Poutre, il faut les jouer. La souffleuse va avoir du travail. On reprend, et tu vas avec Madame Poutre, jusqu’à « nous verrons, nous verrons ». (Il se retourne).
Ah, bonsoir Jeannette, tu arrives bien. Allez, on reprend, c’est parti.
Jeannette, la souffleuse, qui vient d’arriver, est venue s’asseoir au premier rang sous la scène et dit bonjour aux personnes présentes. D’habitude, elle ne participe pas à toutes les répétitions, mais seulement aux dernières. Mais pour les Tardieu, elle vient plus souvent, après son travail de bureau.
(JPM) MONSIEUR POUTRE, à sa femme
On te demande, Monsieur le Proviseur te demande s’il était nourri par toi, par nous ? Enfin, ne fais pas la butée !… Puisqu’on l’avait recueilli, tu sais bien qu’on était tenus de le nourrir !
Souffleuse : JiPé, tu répètes « s’il était nourri », ça donne : « On te demande, Monsieur le proviseur te demande s’il était nourri, s’il était nourri par toi, par nous. Enfin, ne fais pas la butée !… Puisqu’on l’avait recueilli », etcætera.
MS Bon, on reprendra ça. Là, on continue. JP, enchaîne, « puisqu’on l’avait recueilli »…`
(JPM) MONSIEUR POUTRE
Puisqu’on l’avait recueilli, tu sais bien qu’on était tenus de le nourrir !
(JD) MADAME POUTRE, au juge
Ah, Colonel : c’était bien plutôt lui qui/
Souffleuse
Pardon, « Ah, Docteur, pardon, Colonel : c’était bien plutôt lui »…
(JD) MADAME POUTRE
Pardon, ah, docteur
Souffleuse
« Ah, Docteur, pardon, Colonel »
(JD ! MADAME POUTRE
Ah, OK (JD respire longuement)
(JD) Ah, Colonel, pardon, Docteur…
Non, pardon
et merde ! (JD court s’effondrer au fond de la scène)
MS
Oui, bon, là, on va faire une pause. Oui, Jeannette ?
— Bon, écoute, Martial, je crois que c’est pas un bon truc de faire la répèt’ des trois pièces les mêmes soirs, surtout avec les mêmes comédiens et en plus avec du Tardieu. Enfin, il faut voir, mais il y a de la fatigue langagière là-dedans, avec des textes pareils.
Jeannette est une femme à faire beaucoup, sinon à tout faire (une “pilière“, dit-on d’elle), au Nouveau Colombier. Elle s’y occupe des comptes, de l’intendance, des costumes et fait régulièrement la souffleuse, son prédécesseur, asthmatique, ayant abandonné sa tâche deux ans auparavant. De son vrai nom Réjeanne Maillard, née au Québec d’un père français, pêcheur à Miquelon, et d’une mère québécoise, Jeannette n’a jamais été comédienne mais a fait des études de littérature, aime le théâtre et est dotée d’une mémoire aiguë. Ce don s’est révélé particulièrement précieux lors des répétitions d’Un mot pour un autre, découplées plus tard, grâce à sa suggestion, des répétitions des deux autres pièces.
Un mot pour un autre [extrait de l’enregistrement de la répétition du 14 mars]
(AK) MADAME DE PERLEMINOUZE, au Comte
Tiens ! Tiens ! Je vois que vous brassez mon [AK hésite)]/mon/
Souffleuse, à mi voix,
Mon zébu
(AK)
Je vois que vous brassez mon zobu mieux que moi-même ! Bravo ! Oui, bravo !… Et si j’ajoutais un/mon/un brin de mil à ce toucan ? Ah, ah ! mon cher. Tel qui rit/ qui roule radis, pervenche pèlera ! Ne dois-je pas ajouter que l’on vous rencontre le glabre/le sabre glissé dans les chambranles de la grande Fédora ?`
MS (entre rire et sourire)
Bon, faut que tu reprennes, « mon zébu », « mon brin de mil », « tel qui roule », tu relis ton texte et tu vas répéter un peu dans ton coin avec Jeannette, c’est du texte, c’est pointu quand même
AK
Pointu, pointu, je connais le texte mieux que Jeannette. Je l’ai répété des heures, des heures, et elle écoute et elle critique et elle reprend, et elle n’a même pas le texte sous les yeux, non mais bon c’est vrai
MS
Tu n’as pas le texte avec toi, Jeannette ?
JM
Non, mais je le connais par cœur, par cœur. Vous voulez la suite ? (elle lève le regard et récite, sur un ton de litanie) :
Le Comte : Ah ça, vous aussi, ma cocarde ?
Madame de Perleminouze : Il n’y a pas de cocarde ! Allez, allez ! On sait que vous pommez avec Lady Braetsel !
et après, un peu plus loin (elle fait une petite pause entre chaque réplique) :
— Monsieur, vous n’êtes qu’un sautoir un fifre un serpolet un iodure
un baldaquin un panier plein de mites,
etcætera. Bon, je ne sais pas faire les voix mais j’ai bien le texte en détail, oui, c’est utile pour souffler, non ? C’est mon job.
*
En avril, deux jours exactement avant la première de
La comédie du langage,
trois pièces de Jean Tardieu
Anne Kelly (AK) fit une crise de spasmophilie et devint inapte à la représentation. Elle fut remplacée in extremis, pour la générale et la première, par Réjeanne Maillard, seule à connaître le texte des deux rôles d’Anne Kelly. Et qui, la plupart du temps dos aux spectateurs, fera en même temps office discret de souffleuse d’appoint, particulièrement pour le Juge et pour Madame Poutre dans De quoi s’agit-il, et pour Monsieur de Perleminouze dans Un mot pour un autre, autres rôles donc que les siens de circonstance, et dont les comédiens ne maîtrisaient pas encore totalement le texte en détail. Mais elle n’eut donc pas à se souffler elle-même.
Au vrai, on avait recruté à la hâte, soufflage faisant défaut dans le trou attitré, un souffleur de remplacement, élève-comédien originaire de Roscoff, dont un léger défaut de prononciation compliqua quelque peu la performance verbale des acteurs d’Un mot pour un autre. Ce que ne remarquèrent pas forcément alors les spectateurs non avertis. Ni l’auteur, convié mais absent ce jour-là.
Sitôt l’actrice spasmophilique traitée et remise, tout vint rentrer, la dernière semaine d’avril, dans l’ordonnance agendaire antérieurement établie. Jeannette Maillard reprit, outre ses tâches de gestionnaire-secrétaire, sa “soufflerie“, comme elle disait, sous la scène du théâtre du Nouveau Colombier.
*
Quelques mois plus tard, d’assez longs travaux commencèrent, qui suspendirent l’activité du théâtre et de la troupe elle-même. Ils touchaient à l’extension de la salle et des locaux du théâtre, agrandis grâce à la libération de la caserne de pompiers voisine, délocalisée à une autre extrémité de l’arrondissement dans des locaux ignifugés. La récupération par le théâtre du Nouveau Colombier de la « pomperie » (selon Jeannette) allait permettre des représentations, à la belle saison, dans la cour pavée, qui avait jusqu’alors servi de garage aux voitures rouges. Et faciliter l’accès du public par la majestueuse porte en bois du 18e siècle.
*
Après dix-huit mois d’interruption, on ouvrit sur du Ionesco, à l’automne. Puis, au printemps, en plein air, sur une version bilingue musicale d’Alice au Pays des merveilles, avec Anne Kelly dans le rôle du chapelier, et deux souffleurs, un par langue, dans deux trous différents, dissimulés derrière des buissons de buis.
*
A l’automne suivant, on monta au même théâtre, avec les mêmes acteurs, plusieurs pièces, en alternance, de Samuel Beckett.
Quelques jours avant la représentation de Oh les beaux jours, Anne Kelly, qui devait jouer le rôle de Winnie, refit une crise de spasmophilie, apparemment compliquée d’anorexie. Allait-il cette fois falloir annuler ? ou reporter ?
*
Le Figaro, rubrique Spectacles, 11 février.
Martial Simoes a eu la bonne initiative, au Nouveau Colombier, de monter en alternance trois pièces de Samuel Beckett, et non des moindres. Il est bon que cet auteur soit rejoué, là et ainsi, par une équipe de comédiens qui nous avait déjà ravis naguère dans la Comédie du langage, de Tardieu, lui-même étonnamment négligé, nous l’avions écrit alors, des gens du théâtre. Même s’il est vrai que Beckett, qui se traduit plus facilement (y compris par lui-même), s’exporte mieux. Cette fois, Oh les beaux jours est servi par une mise en scène sobre et subtile dans un décor dépouillé ainsi que par un travail affiné du texte et de son oralisation, imputable au metteur en scène et aux comédiens. Les critiques de théâtre, traditionnellement placés aux premiers rangs, auront pu être parfois gênés par la tonitruance du souffleur. Mais on retiendra surtout de cette représentation – y compris ceux, nombreux, qui avaient vu et entendu dans le rôle, voici quelques lustres, Madeleine Renaud à Orsay – l’interprétation superbe de Winnie par une nouvelle comédienne, dont une pointe d’accent québécois donne au personnage une texture nouvelle, que n’aurait probablement pas désavouée l’exigeant Samuel Beckett.
(Oh les beaux jours, Nouveau Colombier, t.l.j. sauf dimanche, 21h, jsq 27 mai)
TEXTES ORIGINAUX de Jean Tardieu, Le Professeur Frœppel. Nouvelle édition revue et augmentée de Un mot pour un autre. Paris, Gallimard, NRF, 1978.
Les mots inutiles (p 67)
MADAME PÈRÉMÈRE, comme rongeant son frein
J’aurais dû, tarte aux fraises, mais aussi, cinquante kilos, attends un peu, fils à papa, saltimbanque, billet de banque, compte en banque, rastaquouère, moustache en croc, croc-en-jambe, bilboquet, savon, locomotive, surprise, soupière…
Dora, en costume de plage, provocante et joyeuse, entre brusquement par la porte du fond.
DORA
Tiens, vous êtes là ? Vous dormiez, boules de suif ?
Monsieur et Madame Pérémère relèvent brusquement la tête, comme sortant d’un assoupissement.
MONSIEUR PÈRÉMÈRE
Mais non, bouteille !
MADAME PÈRÉMÈRE, comme rongeant son frein
Pas du tout, pois chiche !
DORA
Je croyais, homard ! (S’approchant :) Vous ne venez pas un peu à la plage ? Vulcain, groseille, tyran, satin, miracle, il y fait bien meilleur qu’ici.
[…]
De quoi s’agit-il ? (p 86)
LE JUGE
Madame Poutre, c’est vous que je vais interroger la première
MADAME POUTRE
Eh ben, tant mieux !
LE JUGE, surpris.
Pourquoi tant mieux ?
MADAME POUTRE
Pas’que mon mari, y sait jamais rien.
LE JUGE
On verra, on verra… Madame Poutre, voyons. (Il lit les états civils). Ah, Madame Poutre, Adélaïde, … née Soliveau, née le… (murmure indistinct) le dix-neuf de l’année dix-neuf cent… à… mariée à Jean-Joseph Poutre, son époux, dont elle est l’épouse, … (Successivement et très rapidement, à l’énoncé de leurs noms, Monsieur et Madame Poutre se sont levés, puis rassis mécaniquement.) Bon ! Madame Poutre, pouvez-vous vous rappeler aussi exactement que possible quand vous avez fait sa connaissance, quand vous l’avez vu pour la première fois ? […]
De quoi s’agit-il (p 89)
MONSIEUR POUTRE, à sa femme.
On te demande, Monsieur le Proviseur te demande s’il était nourri, s’il était nourri par toi, par nous ?… Enfin, ne fais pas la butée !… Puisqu’on l’avait recueilli, tu sais bien qu’on était tenus de le nourrir !
MADAME POUTRE, au juge.
Ah, Docteur, pardon, Colonel : c’était bien plutôt lui qui nous nourrissait, qui nous réchauffait en tout cas !
LE JUGE, sursautant.
Qui vous réchauffait ? Comment cela ?
MADAME POUTRE
Ben, pardi ! C’est y pas toujours comme ça ? S’il était pas là nous autres, on crèverait de froid, pas vrai ?
[…]
« Répétez un mot autant de fois qu’il faut
pour le volatiliser et analysez le résidu. »
(Tardieu, Petits problèmes et travaux pratiques, p.159)
RP
[1] Les initiales des acteurs figurent à gauche entre parenthèses. Les noms en capitales en milieu de ligne sont ceux des personnages de la pièce. Les interventions de Martial Simoes (MS) et de Jeannette figurent dans la moitié droite de la page, ainsi que les réponses des acteurs à ces interventions.
Per citare questo articolo:
Rémy PORQUIER, « Souffler c’est jouer », Repères DoRiF, n. 26 – Les discours de haine dans les médias : des discours radicaux à l’extrémisation des discours publics, DoRiF Università, Roma, novembre 2022, https://www.dorif.it/reperes/remy-porquier-souffler-cest-jouer/
ISSN 2281-3020
Quest’opera è distribuita con Licenza Creative Commons Attribuzione – Non commerciale – Non opere derivate 3.0 Italia.