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Giovanni AGRESTI

 

Introduction troisième partie. Distances et tensions en glottopolitique : quel avenir pour les plurilinguismes en francophonies ?

 

 

Table ronde. La distance projetée : quel avenir pour les plurilinguismes dans une globalisation en tension ?

 

 

Giovanni Agresti
UMR 5478 Iker (CNRS, Université Bordeaux Montaigne, UPPA)
Dipartimento di Studi Umanistici, Università degli Studi di Napoli « Federico II »

 

Contrairement à ce que certains esprits (même éclairés mais a minima optimistes) ont pu croire aux débuts du phénomène – débuts d’ailleurs assez difficiles à cerner –, la globalisation, ou mondialisation économique-financière, est un processus d’hypercentralisation. Sans doute comme les fortunes, aussi les « centres de pouvoir » (technologique, financier, politique, culturel…) semblent être de plus en plus puissants et de moins en moins nombreux, diffus. Ils ont par conséquent fini par appauvrir les espaces et les « corps » intermédiaires et exploité, parfois spolié les périphéries. À l’image des gratte-ciels à la hauteur démesurée (Burj Khalifa, 829,80 mt. et suivants), la cité de l’économie et du luxe surplombe tout en se séparant (effet de distance) de la ville des femmes et des hommes, en bref : du « peuple ». La redistribution, la décentralisation (administrative, culturelle, démographique, pourquoi pas linguistique) tant attendue[1] s’est en fait soldée, dans la plupart des cas, par une délocalisation industrielle et une progressive perte de souveraineté (modalisons : autonomie ; aggravons, dans certains cas : désertification) des territoires. De la distance, encore.

Cette centralisation démesurée a produit des conséquences particulièrement lourdes aussi sur la diversité linguistique, apparemment paradoxales ou contradictoires : normalisation de la « superdiversité » à l’échelle des grandes villes ; disparition accélérée de nombreuses langues minoritaires à l’échelle mondiale.

En réalité, il n’y a rien de vraiment contradictoire dans tout cela, pour peu que l’on saisisse au moins trois phénomènes agissant de manière solidaire : a) la montée en puissance du numérique – spectaculaire, au point que, aujourd’hui, le cyberespace est tout à fait intégré dans la vie quotidienne de chacun de nous. Ce phénomène « raccourcit » les distances et permet une communication globale et instantanée ; b) l’hégémonie envahissante de celle que l’on appelle, de manière cavalière, la lingua franca internationale, ou anglais global, d’un accès facile et au service du commerce mondial et de la communication instrumentale à longue portée ; c) le développement à grande échelle des infrastructures de mobilité, avec notamment l’augmentation exponentielle des volumes des transports aérien et maritime pour assurer, entre autres, l’acheminement des marchandises des lieux de production aux lieux de consommation.

Ces trois phénomènes semblent agir non seulement de manière solidaire mais également de manière débridée, précisément en raison de la nature « globale » de leur action qui permet de contourner les règles nationales, les contraintes juridiques, bien des frontières, le tout sous l’impératif de la « compétition globale », souvent déloyale d’ailleurs, et avec la bénédiction d’une nouvelle idole : le Marché, les marchés[2]. On le sait bien : dans la vision néo ou ultralibérale, tout ce qui limite cette action marchande doit être proscrit, limité, surmonté. Y compris, dans un nouvel (?) avatar du mythe de Babel, les « barrières linguistiques », syntagme qui permet à lui seul de régler deux problèmes : lever toute entrave linguistique au fonctionnement ordinaire de la globalisation ; présenter cette réduction sous le jour d’une action à valeur éthique ajoutée.

En raison de ces dérèglements, un conflit, parfois (souvent ?) une connivence, se manifeste entre la politique et l’économie : la première devant contrôler, réguler la seconde, la seconde pouvant lourdement conditionner la première. La « fin de l’État-nation » par l’économie financière globale, telle que préconisée par Kenichi Ohmae il y a plus d’un quart de siècle, est aujourd’hui peu ou prou contrecarrée par des gouvernements qui s’opposent à cette libéralisation et qui, oubli de l’histoire aidant, n’hésitent pas à se conforter dans le réflexe nationaliste, souverainiste – qui inclut, bien entendu, aussi le volet du nationalisme linguistique réactionnaire. Aussi, une dichotomie s’installe, chez une partie de la communauté scientifique et de plus en plus auprès du grand public, entre des « langues de service » et des « langues de culture », suivant la formule de Pierre Judet de la Combe. Dès lors, c’est le plurilinguisme lui-même qui entre en tension, dans une nouvelle (?) configuration de la diglossie, dynamique, à cheval entre l’individuel et le collectif.

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Le pluriel dans « plurilinguismes » dit bien cette diversité de situations dans un monde certes globalisé mais, sans aucun doute, tout à fait « en tension » au vu des crises que la globalisation a largement contribué à créer ou aggraver : sociale, économique, environnementale, culturelle au sens très large. Crises qui, en retour, remettent en cause, depuis ses fondements, la globalisation elle-même, qui est loin de résulter bénéfique pour le progrès et le bien-être de tous. Les textes regroupés dans cette section s’inscrivent, plus ou moins explicitement, dans ce cadre de référence et proposent des réflexions particulièrement fécondes sur ces plurilinguismes entre politique, économie, géographie, histoire… dont nous sommes loin de prétendre résoudre les tensions mais que nous versons volontiers dans le grand panier évolutif de la science cumulative.


[1] Scénario de décentralisation fantasmée qui tient dans la formule « un monde où n’importe quel point, n’importe quel lieu est un centre », que nous tirons d’une préface dont Robert Lafont nous honora en 1999.

[2] On ne manquera pas d’observer la fréquence de formules injonctives du type « il faut rassurer les marchés », qui posent, et sans cesse reconduisent, l’hypostase, l’anthropomorphisation, l’idolâtrie du marché économique.


Per citare questo articolo:

Giovanni AGRESTI, « Introduction troisième partie. Distances et tensions en glottopolitique : quel avenir pour les plurilinguismes en francophonies ? », Repères DoRiF, n. 27 – 2021 l’Odyssée des langues. La distance dans la dynamique des plurilinguismes, DoRiF Università, Roma, luglio 2023, https://www.dorif.it/reperes/giovanni-agresti-introduction-troisieme-partie-distances-et-tensions-en-glottopolitique-quel-avenir-pour-les-plurilinguismes-en-francophonies/

ISSN 2281-3020

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