Chiara Molinari
Keep calm and speak… français ou anglais ? Polémique et nouvelles technologies
Chiara Molinari
Università degli Studi di Milano
chiara.molinari@unimi.it
Résumé
Cette étude se propose d’étudier la façon dont la polémique autour du choix de Jean-François Lisée – ancien chef du Parti Québécois – de mener un débat en anglais avant les élections de 2018, se déploie dans les médias sociaux. De façon plus spécifique, nous nous intéresserons au fonctionnement et aux enjeux du discours polémique en focalisant notamment l’apport des nouvelles technologies. Pour ce faire, nous envisageons une étude comparative entre trois typologies de corpus sélectionnées à partir des réseaux sociaux (commentaires à des articles en ligne, commentaires postés sur Facebook et sur Twitter). Il sera question de vérifier si les stratégies discursives mises en œuvre dans les technodiscours permettent de faire évoluer les représentations inscrites dans le contexte socio-identitaire existant.
Abstract
Keep calm and speak… French or English? Controversy and new technologies
This study intends to study how the controversy concerning the choice of Jean-François Lisée – former leader of the Parti Québécois – to conduct a debate in English before the 2018 elections, is covered on social media. More specifically, it investigates the dynamics and challenges of polemical discourse, focusing in particular on the contribution of new technologies. For this purpose, it proposes a comparative study between three different genres selected from social networks (comments to online articles, comments posted on Facebook and Twitter entries). The aim of the research is to verify whether the discursive strategies implemented in technodiscoursallow the representations inscribed in the existing socio-identity context to evolve.
1. Mise en contexte
Le Canada est un pays officiellement bilingue (anglais-français), où la relation entre les langues en jeu ne cesse de bouger : si le bilinguisme institutionnel est bien établi et régi par des lois, les recensements prouvent que le bilinguisme individuel n’a cessé d’augmenter dans la période 1960-2001 (de 12% en 1960 à 17,7% en 2001) mais semble avoir atteint un pourcentage plus stable (presque 18%) en 2016[1]. Néanmoins, c’est surtout dans la province du Québec que la croissance du bilinguisme français-anglais a été la plus forte avec une augmentation de 7,7% par rapport à 2011[2]. Dans ce cadre, la donnée la plus délicate et à surveiller concerne les jeunes (5-17 ans) : dans cette tranche d’âge, l’augmentation du taux de bilinguisme a été plus importante que ce soit au Canada hors Québec (2%) ou au Québec, où elle atteint 5% (TURCOTTE, 2019).
Par ailleurs, les chiffres indiquent aussi que le nombre de personnes de langue maternelle française est en train d’augmenter au Canada, mais cette donnée est à mettre en relation avec les sujets ayant déclaré avoir le français et l’anglais comme langues maternelles et donc avec une croissance du bilinguisme. En revanche, le recensement de 2016 signale une légère diminution de la population canadienne ayant le français comme seule langue maternelle (22%) et comme langue d’usage à la maison : le pourcentage (23% environ) indique une légère baisse par rapport au recensement de 2011[3].
Le Québec est la seule province à avoir le français comme unique langue officielle, et il s’agit aussi de la seule province à majorité francophone (79% de la population déclare avoir le français comme langue maternelle et 82% de la population déclare parler français à la maison)[4]. Le nombre de personnes ayant déclaré avoir le français comme première langue officielle s’est accru mais cette augmentation concerne aussi la langue anglaise[5].
Les Québécois francophones jouissent donc d’un statut ambigu : majoritaires dans la province, mais minoritaires dans l’ensemble du Canada. De plus, le poids des francophones au Québec, même s’il est élevé, diminue peu à peu dans les sphères privées et publiques, ce qui est source d’inquiétude. Il s’ensuit que la question de la langue est sujette à débats, parfois très vifs.
Loin d’être récente, celle-ci plonge ses racines dans l’histoire même de la langue française. Les événements à l’origine de l’insécurité linguistique québécoise se situent dans un passé lointain, et notamment dans l’histoire singulière du français québécois dont nous ne citons que les repères fondamentaux : non seulement, suite à la cession du Canada à l’Angleterre (Traité de Paris, 1763), la langue française au Québec subit l’influence de plus en plus intense de la langue anglaise mais, ayant perdu ses contacts avec le français de France, elle n’en partage pas les évolutions. Néanmoins, un tel écart ne se manifeste qu’à la fin du XIXe siècle, suite aux jugements négatifs exprimés par les Anglais[6]. Il s’ensuit que, comme le remarque Pierre Martel, l’insécurité linguistique des locuteurs québécois est double : « non seulement le français était une langue inférieure à l’anglais, qui était à l’époque la langue largement dominante dans plusieurs sphères de la société, mais encore était-il le plus souvent méprisé par rapport au modèle français de Paris »[7]. Autrement dit, confronté d’une part à l’anglais et de l’autre au français hexagonal, le Québec se retrouve dans une situation de double contrainte.
Cette situation se maintient jusqu’aux années 1960, époque de la Révolution tranquille où les francophones ont essayé de renverser ce rapport de force inégal. Les deux décennies qui ont suivi sont particulièrement importantes : des changements sociaux considérables interviennent, le Québec se modernise et les conflits linguistiques s’apaisent légèrement.
Sur le plan linguistique, le français devient langue officielle de la province du Québec et les lois linguistiques abordent deux sujets importants, à savoir la francisation des allophones (qui s’orientaient naturellement vers l’anglais plutôt que vers le français) et le monde du travail, du commerce et des entreprises où, là aussi, l’anglais était dominant. De façon progressive, le français s’impose et modifie, de la sorte, le paysage linguistique québécois et montréalais notamment. Centre de la vie économique, Montréal avait subi, plus que les autres villes québécoises, la présence étouffante de l’anglais : en général, patrons et dirigeants d’entreprises étaient anglophones et la possibilité pour les francophones d’accéder à un statut socio-économique favorisé impliquait l’abandon de leur langue maternelle.
Néanmoins, la situation est loin d’être résolue une fois pour toutes et le Québec ne cesse de s’interroger sur l’état et l’avenir de sa langue. La langue fait l’objet de débats dans ses multiples dimensions, que ce soit le lexique ou l’accent ou encore des questions concernant le choix de la langue au travail ou dans le milieu de l’éducation. En d’autres termes, le Québec est toujours confronté à une situation d’« embarras des langues » : cette expression est employée par Jean-Claude Corbeil dans le titre d’un de ses ouvrages célèbres pour évoquer la difficulté de choisir, voire le « malaise causé par la relation délicate, parfois même épineuse, entre les langues en présence au Québec » (CORBEIL 2007 : 25)[8]. Ce malaise ne s’arrête pas au XIXe siècle mais traverse les siècles et caractérise aussi l’époque contemporaine où il se manifeste à plusieurs niveaux. La réflexion sur la langue, en effet, n’intéresse pas seulement les linguistes, sociolinguistes ou les didacticiens mais la société tout entière : hommes politiques et élites dirigeantes, mais aussi intellectuels et simples individus – québécois et/ou canadiens, mais aussi immigrés ou étrangers – alimentent le débat et se servent des médias en tant que plateforme pour la diffusion de leurs opinions. Les réseaux sociaux, vu la facilité d’emploi, sont particulièrement concernés et imposent une attention renouvelée aux modalités discursives qui organisent le discours.
2. Objectif et cadre méthodologique
Dans le cadre de cette réflexion, nous nous proposons d’examiner quelques aspects du débat qui se développe autour de la relation problématique entre les langues française et anglaise au Québec. Celle-ci, en effet, touche plusieurs aspects de la vie quotidienne des Québécois, qu’il s’agisse du choix de la langue au travail, des choix lexicaux (emprunts ou créations néologiques recommandées par l’Office Québécois de la langue française) etc. Or, « Dans toute société, observe Corbeil, la langue est à la fois une institution par rapport à laquelle le locuteur individuel doit se situer et un élément symbolique de cohésion sociale, donc de solidarité et d’identité collective » (CORBEIL 2007 : 35). En d’autres termes, les débats sur la langue au Québec – et, notamment, ceux qui concernent les relations français vs anglais – ne sont jamais que des débats purement linguistiques mais touchent à la culture et à l’identité même des sujets, ce qui nous permet d’avancer l’hypothèse que les débats ne trouvent pas toujours des issues sereines et peuvent devenir particulièrement virulents.
En septembre 2018, le chef du parti québécois, Jean-François Lisée, choisit l’anglais pour un débat télévisuel entre chefs des partis politiques. Fondé en 1968, le parti québécois (ou PQ) est un parti indépendantiste, qui s’est imposé de manière progressive à l’Assemblée Nationale du Québec. Il s’agit d’un parti qui souhaite la souveraineté et l’indépendance du Québec. Il est donc particulièrement sensible à la question de la langue : c’est en effet grâce au PQ que la Charte de la langue française (ou Loi 101) – visant à la défense du français et encore en vigueur à l’époque actuelle – a été promulguée en 1977. L’on comprendra donc que le choix de l’ancien chef du PQ de mener un débat télévisé entièrement en anglais au cours de la campagne électorale pour les élections au Québec prévues pour le 1er octobre 2018, loin d’être passé inaperçu, ait pu susciter de forts mécontentements auprès d’autres politiciens, journalistes mais aussi auprès des Québécois francophones. Ceux-ci, qu’ils appuient le choix de Lisée ou qu’ils s’y opposent, n’hésitent pas à exprimer leurs avis en exploitant notamment les ressources à leur disposition, à savoir les médias traditionnels (presse papier ou en ligne, radio et télévision) ou les nouveaux réseaux numériques (Twitter et Facebook). Deux considérations s’ensuivent. La première concerne la dimension polémique du débat : à l’aune des contextes historique et socio-culturel décrits plus haut, la question du choix de la langue de la part d’un représentant de la vie politique s’inscrit dans un cadre polémique, celui-ci étant défini comme « un débat autour d’une question d’actualité, d’intérêt public, qui comporte des enjeux de société plus ou moins importants dans une culture donnée » (AMOSSY 2010 : 51). En outre, d’après Amossy, la polémique publique implique l’affrontement entre des opinions antagonistes dans un contexte où règne le désaccord. Pour se déployer, la polémique a donc besoin d’un contexte dialogique où s’expriment des points de vue incompatibles. Il sera question de voir de quelle manière ces points de vue se déploient et s’articulent de façon réciproque. Mais l’on ne peut pas faire abstraction du fait que la polémique issue du choix de Lisée s’est rapidement élargie à la société entière grâce à la médiation effectuée par les médias, qu’il s’agisse des médias traditionnels (presse, radio et télévision) ou des nouvelles technologies (médias en ligne mais aussi Tweeter et Facebook), à tel point qu’elle représente un « moment discursif », à savoir un événement qui « donne lieu à une abondante production médiatique » et dont il reste des « traces à plus ou moins long terme dans les discours produits ultérieurement à propos d’autres événements » (MOIRAND 2007 : 4). Ce moment discursif s’enrichit, à son tour, du renvoi à des discours précédents concernant le choix de l’anglais de la part d’autres chefs de partis québécois.
La deuxième considération annoncée plus haut concerne les dispositifs dont les sujets se servent pour exprimer leurs réflexions et qui ne fonctionnent plus simplement comme des « outils porte-parole » de cette polémique. Néanmoins, il n’est plus question de reconnaître seulement la participation des médias à l’élaboration du discours, comme le faisait Charaudeau : « Même lorsque les médias disent qu’ils sont simplement dans le rapporté de l’événement, nous savons que rapporter l’événement, c’est le faire d’un certain point de vue, c’est sélectionner, c’est mettre en place une certaine dramaturgie » (CHARAUDEAU 2000). Bien au contraire, il sera question d’intégrer, à la construction des discours, leur « environnement de production », qu’il s’agisse de ressources linguistiques ou extra-linguistiques (PAVEAU 2017 : 27). Autrement dit, « l’analyse du discours numérique consiste en la description et l’analyse du fonctionnement des productions langagières natives d’internet, et plus particulièrement du web 2.0, dans leur environnement de production, en mobilisant, à considération égale, les ressources langagières et non langagières des énoncés élaborés » (Id.). Or, la prise en compte des supports technologiques fait surgir, à son tour, d’autres traits discursifs qu’il sera important de prendre en considération pour qu’on puisse ébaucher un portrait complet de ces discours. L’enchevêtrement de discours et ressources numériques aboutit, d’après Paveau, à l’élaboration de technodiscours composites et hybrides sur le plan sémiotique, à savoir, délinéarisés, caractérisés par une énonciation augmentée, relationnels et investigables mais, en même temps, imprévisibles. Ces traits seront repris au fur et à mesure au cours de l’analyse de notre corpus.
Étant donné ces prémisses, notre objectif sera d’examiner la façon dont la polémique se déploie dans les univers discursifs numériques : dans la mesure où univers numérique et discours ne constituent plus deux dimensions séparées, il sera important de prendre en compte la façon dont les enjeux du numérique influencent le développement de la polémique.
2.1. Corpus à analyser
Si, aux débuts, l’analyse du discours française, travaillait sur des corpus homogènes, aussi bien sur le plan des genres impliqués que des sujets abordés[9], dans le but de dégager les idéologies sous-jacentes aux discours produits par des énonciateurs uniques ou groupaux, de nos jours l’effervescence technologique amène à une prolifération des dispositifs. Celle-ci, à son tour, aboutit à une complexification, voire à un éclatement du moment discursif, déjà polyphonique de par sa nature : « cette expression désigne le surgissement dans les médias d’une production discursive intense et diversifiée à propos d’un même événement […] et qui se caractérise par une hétérogénéité multiforme (sémiotique, textuelle, énonciative) » (CHARAUDEAU, MAINGUENEAU 2002 : 389). En ce sens, la notion de circulation des discours devient centrale et incontournable et subit, elle aussi une modification : non seulement ses proportions augmentent mais sa nature se transforme. Autrement dit, elle ne peut plus reposer simplement sur des stratégies traditionnelles (« discours rapporté » ou « mots événement », pour emprunter la terminologie de Moirand)[10], mais s’appuiera sur « un ensemble de mécanismes d’appropriation, de ré-énonciation et de remises en relation discursives relativement organisés entre des espaces discursifs (textes, genres de textes, formations discursives) par des agents de circulation » (ROSIER 2003 : 69).
Par conséquent, étant donné les considérations socio-culturelles et méthodologiques posées plus haut, nous allons convoquer des articles parus dans les quotidiens, mais nous nous appuyons aussi sur les propos des lecteurs qui réagissent aux considérations des journalistes, ou encore sur les discussions qui se déploient dans les réseaux sociaux, Facebook et Twitter notamment. Plus précisément, nous comptons procéder à la comparaison entre trois typologies de technodiscours : la première typologie correspond aux réactions des lecteurs à des articles de presse en ligne ; la deuxième concerne les réactions des facebookeurs à un article publié sur la page Facebook de J.-F. Lisée ; la troisième, enfin, réunit les interventions sur Twitter sélectionnées à partir du syntagme « Lisée débat en anglais » et du mot-dièse #DebateQC.
Cependant, le choix de travailler sur des corpus numériques multiformes impose que l’on précise la méthode de traitement. En effet, la contextualité technorelationnelle, favorisée par la mise en réseau qui structure les discours numériques, se traduit, à son tour, par une complexification des corpus. Au moment même où le spécialiste choisit de se pencher sur un corpus en ligne (Facebook ou Twitter que ce soit), il ne peut oublier qu’il sera confronté à des données dynamiques et changeantes et qui doivent être étudiées dans les relations multiples qu’elles entretiennent avec le contexte complexifié dans lequel elles s’inscrivent. La difficulté concernant la récolte des données est d’autant plus importante que celles-ci sont dépourvues de la stabilité et de la clôture qui permettraient un enregistrement méthodique et définitif. Toutes les publications sur les plateformes du web social et conversationnel sont augmentables par des commentaires, des réponses, des partages, des rebloguages et, en même temps, elles sont relationnelles, c’est-à-dire en relation avec d’autres commentaires ou articles du fait de la réticularité du web (PAVEAU 2017 : 29). La quantité d’énoncés numériques devient donc difficile à définir de façon nette et à manier manuellement. Le traitement de ce matériel pourrait prévoir le recours aux logiciels de statistique textuelle, celle-ci permettant d’envisager une quantité de données importante et garantissant un degré élevé d’objectivité. Cependant, non seulement ces logiciels ne peuvent éliminer la subjectivité du chercheur, mais « nombre de problématiques s’accommodent très bien d’un échantillon représentatif » (CARBOU 2017 : 100). Au contraire, les grands corpus ne font souvent qu’augmenter la redondance des informations.
Nous serons donc confrontée à un corpus hétérogène, ouvert, réticulaire et plurisémiotique (BEVILACQUA, 2016), représentatif du discours socio-culturel auquel il est lié, celui-ci résultant d’un enchevêtrement de multiples composantes.
3. La polémique concernant le choix de la langue
3.1. Les commentaires en ligne
La première, parmi les typologies illustrées plus haut, concerne les commentaires produits par les internautes en tant que réactions à des articles en ligne, ceux-ci étant considérés par Paveau comme l’une des formes technodiscursives les plus fréquentes (PAVEAU 2017 : 36) et comme étant produits à partir d’un « technodiscours premier » (Id., 43). Afin de les sélectionner, nous avons d’abord consulté la base de données Europresse où, sur la période de l’année 2018 et en insérant comme mot clé « Jean-François Lisée débat en anglais », il est possible de regrouper 83 articles qui s’étalent sur six mois (début mai-fin octobre), avec un pic médiatique de 51 articles le 18 septembre, à savoir le lendemain du débat[11]. Parmi ceux-ci nous avons ensuite sélectionné ceux qui rendaient compte d’une polémique et qui étaient suivis des commentaires des lecteurs en vérifiant sur les sites des quotidiens. Nous avons abouti à un total de 15 articles. Faute d’espace et en raison de leur caractère représentatif, nous en présenterons quelques-uns, en focalisant notamment les relations qui se tissent entre les commentaires et l’article et la façon dont la polémique y est reprise et déployée.
En général, quoiqu’ils mettent l’accent sur des aspects différents et qu’ils adoptent des perspectives différentes, les articles présentent une structure similaire du fait qu’ils s’appuient sur une polyphonie énonciative importante où les voix mobilisées ne sont pas seulement juxtaposées mais entrent en relation entre elles.
Dans l’article « Le débat des autres », le journaliste, Michel David, par le biais d’une énonciation polyphonique qui s’appuie sur la juxtaposition entre discours indirect et îlots textuels, convoque plusieurs voix en même temps et s’en sert, tout au long de l’article, pour approuver le choix du chef du PQ :
La présentation d’un premier débat télévisé en anglais entre les chefs de parti, lundi soir prochain, a provoqué une levée de boucliers dans les milieux nationalistes. Le président du Mouvement Québec français (MQF) et de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, Maxime Laporte, y voit un précédent « irresponsable » susceptible d’envoyer un message négatif aux allophones, déjà largement anglicisés.
Le groupe ultranationaliste Horizon Québec actuel a accusé Jean-François Lisée de trahison envers le Québec français pour avoir pris l’initiative d’inviter ses trois adversaires à y participer, devançant même le consortium de médias — CTV, CBC, CJAD — qui l’organisent. Il y voit l’illustration de « la formidable régression du Parti québécois sur la question linguistique » au cours des dernières années.
Selon M. Laporte, les quatre chefs de parti devraient reconsidérer leur position, ne serait-ce que par solidarité pour les Acadiens, qui n’auront pas droit à un débat en français au cours de la campagne qui se déroule présentement au Nouveau-Brunswick. Il nous a habitués à plus d’élévation. (M. DAVID, « Le débat des autres », Le Devoir, 15 septembre 2018)
Dans cet extrait, le journaliste exprime une vision instrumentale de l’anglais, considéré comme la solution pour dépasser la polarisation engendrée par la polémique et réunir les groupes des francophones et des anglophones dans un discours commun. Finalement, la juxtaposition entre des voix différentes parvient à déstabiliser le lecteur et permet au scripteur d’attribuer à son discours une distanciation et une objectivité qui ne sont qu’apparentes. En fait, l’hétérogénéité énonciative est au service de l’argumentation du scripteur. Celle-ci aboutit à une issue dans les conclusions de l’article, où les deux instances – anglophone et francophone – sont idéalement réunies par le scripteur :
Le débat des « autres » peut aussi nous concerner (M. DAVID, « Le débat des autres », Le Devoir, 15 septembre 2018)
Les réactions des lecteurs appartiennent à la catégorie des commentaires discursifs, à savoir ces commentaires qui augmentent et prolongent le contenu du technodiscours premier en leur imprimant une orientation polémique (PAVEAU 2017 : 46). En effet, la récurrence de certains arguments témoigne de leur dichotomisation et de la polarisation des groupes. En général, les réactions rendent compte d’une opposition nette entre anglophones et francophones. Des réactions brèves et incisives, qui n’admettent pas d’autres répliques alternent avec des interventions plus longues où le public déploie son raisonnement. Dans le premier cas, c’est la stratégie de l’effacement énonciatif qui domine :
Le locuteur et l’interlocuteur. (!)
Sur le territoire national… on parle en français. Point barre. Misère
Le pronom indéfini indique la volonté de désubjectiviser le sujet dont il est question, de l’imposer comme une évidence contre laquelle il n’est pas possible de prendre position. On est là dans un cadre apparemment objectif qui n’admet aucune réaction (RABATEL 2000 : 58), ni aucune issue à la polémique. Dans le deuxième cas, en revanche, la juxtaposition entre les pronoms « nous » et « eux », à savoir les francophones et les anglophones, est posée de façon explicite et rend compte de la polarisation, historique et socio-identitaire, qui caractérise les relations entre les deux groupes :
Le moins qu’on puisse dire c’est qu’ils ne sont pas polis…
Ce qui est pour moi à déplorer c’est le fait que les anglophones dont plusieurs se targuent d’être bilingues veuillent avoir un débat en anglais. S’ils étaient sincères en disant qu’ils veulent nous respecter ils ne feraient pas une telle demande et ne poseraient pas leurs questions en anglais lors du débat en français. Le moins qu’on puisse dire c’est qu’ils font preuve d’impolitesse en se comportant comme ils le font.
Ils savent pourtant très bien que la langue officielle au Québec c’est le français mais la majorité d’entre eux n’ont manifestement jamais accepté la loi 101 et ils continuent sans cesse d’imposer leur langue partout où ils le peuvent. Eux ils vivent au Canada alors que la plupart des Québécois de langue française vivent au Québec. Nous nous côtoyons mais dans nos têtes nous vivons dans deux pays différents C’est la raison pour laquelle ils s’attendent à ce que le Québec soit une province bilingue et non pas une province française.
Parler en français pour eux et accepter que le Québec soit une province de langue française c’est s’abaisser, c’est s’humilier parce qu’ils se sentent toujours supérieurs à nous et ils nous considèrent comme des vaincus et ils s’attendent à ce que nous nou [sic] comportions comme des vaincus c’est-à-dire comme des gens soumis à leur autorité.
L’opposition est nette et contribue à poser une limite insurmontable entre les deux communautés :
Arrêtons de blâmer les autres et exigeons et respectons le français, il contient notre culture qui est un héritage exceptionnel
Au cours des réactions des lecteurs, on assiste aussi à l’apparition du déictique de première personne « je ». Celui-ci anticipe le « nous » et se fait témoin d’un ethos collectif formé par la participation et la contribution de multiples individus :
Je ne suis pas opposé pour autant à un débat en anglais. Et je ne suis pas d’accord avec ceux qui s’y opposent. Comme nous sommes toujours dans le Canada nous n’avons pas beaucoup le choix et nous devons donc profiter de l’occcasion [sic] pour soulever le problème. Au lieu de tenir à tout prix à ce que tout se fasse uniquement en français dans une province du Canada il m’apparaît préférable de travailler surtout à convainncre [sic] nos compatriotes que la vraie solution à tous ces problèmes c’est l’indépendance du Québec. Nous serons alors majoritaires et ils [sic] nous sera plus facile de faire en sorte que le Québec soit véritablement un pays libre de langue française membre de l’ONU.
La transition du je au nous permet de projeter dans le discours un ethos collectif (AMOSSY, 2010) en train de se faire et fondé aussi bien sur les valeurs traditionnelles que sur l’ouverture à la pluralité et à l’altérité. Finalement, les interventions des lecteurs dépassent souvent la question originale et prennent une tournure plus ample laquelle, dans le cas spécifique, concerne l’opposition socio-culturelle des positionnements en question. Le « nous » est envisagé en tant que solution pour dépasser la polémique surgie entre les francophones partisans résolus du français d’une part et ceux qui ne s’opposent pas à un emploi instrumental de l’anglais d’autre part.
En outre, ce dernier commentaire illustre à la fois les traits de relationalité et d’augmentation par rapport au discours-source : l’internaute, en effet, revient sur la question de l’indépendance du Québec déjà posée par le journaliste, mais en l’enrichissant d’une autre nuance. Pour le journaliste, la présence d’une communauté anglophone pourrait favoriser le dialogue avec le reste de l’Amérique du Nord en cas d’indépendance du Québec, alors que pour l’internaute la question de l’indépendance dépasse les querelles linguistiques. Sur le plan du contenu, ces commentaires ne sont pas simplement en relation avec le technodiscours premier mais prolongent aussi les commentaires à d’autres articles portant sur le même sujet et rendent compte de la sorte d’une circulation discursive éclatée (MOIRAND, 2007). Citons, en particulier, les commentaires à l’article « Le premier débat en anglais », de Marc Tremblay paru dans l’édition en ligne du Devoir quelques jours plus tard, où ce sont les mêmes arguments qui reviennent. La question concernant l’importance de l’anglais pour l’indépendance du Québec y est reprise et sert d’argument dans un échange polémique où l’internaute s’oppose aux propos du journaliste :
Même je n’étais pas d’accord avec le débat en anglais, il faut bien dire que M. Lisée a su tirer son épingle du jeu. Il a démontré à tous que si les Québécois voulaient un pays, ce n’était pas parce qu’ils sont obtus et incapables de converser dans la langue de l’autre. Bien au contraire, un Québec indépendant avec un chef qui peut parler à presque tous les chefs d’état de la planète. […]
Signalons que, dans les commentaires analysés, l’augmentation et la relationalité par rapport au technodiscours premier sont les seules caractéristiques technodiscursives relevées.
3.2. Les réseaux sociaux
L’étude des technodiscours se complexifie au moment où l’on aborde l’univers des réseaux sociaux en ce que, dans ce cadre, les caractéristiques des technodiscours mises en avant par Paveau sont au premier plan.
3.2.1 Les commentaires sur Facebook
Dans Facebook, les commentaires peuvent surgir à la suite d’un article posté par quelqu’un ou bien être la réaction à un commentaire premier. Dans ce cas spécifique, nous avons choisi d’examiner les commentaires déclenchés par une intervention de Jean-François Lisée qui exhorte le public à suivre le débat en anglais[12] :
Ce premier message est suivi de 169 commentaires, nombre qui est susceptible de changer car de nouvelles interventions sont admises. Entre parenthèses, il faudrait s’interroger sur la nécessité de prévoir des limites temporelles à toute modification, qu’il s’agisse de la possibilité d’introduire de nouveaux commentaires ou de modifier des commentaires existants.
En général, ce sont les mêmes arguments qui reviennent, relayés d’une voix à l’autre : certains appuient le choix de Lisée, signe d’ouverture et acte nécessaire pour la diffusion du français ; d’autres, en revanche, le stigmatisent car il témoignerait d’une attitude de colonisé :
← Danielle Dufresne A mon avis, le parti Québécois doit parler de son programme dans toutes les langues afin de le faire bien comprendre par tous les Québécois. L’indépendance se fera grâce à tous les votes, et pourquoi pas être certain que tous comprennent bien le message? Cela ne brime en rien la langue officielle qui reste le français à défendre et à protéger. Mais un peu de pédagogie multilingue ne peut pas nuire.
Francis Béland Honte à vous. Vous venez de faire la pire jambette au Français pour le Québec.
Parfois, les deux positionnements alternent avec un rythme soutenu et engagent un technodiscours polémique à deux niveaux : la polémique, en effet, peut se déployer entre un (ou plusieurs) commentaire(s) et le texte source,ou bien entre les commentaires eux-mêmes :
Christiane Racine Je suis très déçue d’un débat en anglais. Quand allons-nous cesser de se mettre à genoux devant la minorité la plus gâtée dans le monde?
← Julie Chiasson Christiane Racine au contraire bonne décision d’y aller. M Lisee a fait la meilleure performance. Certains francophones indécis vont revenir au PQ
Paul Anctil Laissez le donc aller Lisée faut quand même pas le prendre pour un sans dessin, il sait bien trop se quìl [sic] fait et je suis 100% derrière lui !
L’on observera donc un processus de polarisation où plusieurs communautés, réunies par le partage des mêmes données prédiscursives (PAVEAU, 2006), s’affrontent, sans pour cela parvenir à trouver un consensus, ce qui témoigne de la coexistence au sein de la communauté québécoise de plusieurs tendances.
Remarquons que des possibilités de dépasser la polémique apparaissent lorsque les enjeux culturels et identitaires ne sont pas au premier plan et que le regard est élargi à un contexte géo-culturel plus ample :
Dave Trotter Mr Jean-François Lisée, you said that immigrants are leaving Quebec because they don’t speak French, and you want them to stay in Quebec. I am an American, I received my MA from McGill University in political science, specializing in Quebec and Canadian politics. In fact, my thesis is now part of the collection at La Bibliothèque de l’Assemblée nationale…where you, as a member, can read it (just search David Trotter on the library’s website and voila!).
I would love to immigrate to Quebec, I really do. However, I don’t have a B2 level of French. Yes, I am willing to learn French and want to achieve a B2 level of French, but it is probably not possible between now and the time my “window closes” in October of 2019 (though I am going to try). However, in France, the French language requirement for permanent residency is a B1 level. Why doesn’t Quebec allow a B1 level for immigration? If France thinks it is alright, then Quebec should think it is alright.
There are many people who would love to immigrate and assimilate into Quebec society, but these roadblocks make it impossible. So, if you are looking to keep English-speaking immigrants in Quebec to work, I think you need to look at having the same standards as France. I know this will probably not be answered, but it would be nice to know how you plan on attracting immigrants to Quebec, especially those who would love to contribute, if their French skills are low intermediate?
Les commentaires relevés dans la page Faceboook sélectionnée rendent compte d’un autre phénomène important : nous pensons notamment à l’interaction qui se crée entre discours polémique et dimension « techno- ». En effet, pour mieux asseoir leur raisonnement, les internautes exploitent l’hypertextualité qui caractérise les discours numériques et qui, en créant des relations entre textes-sources et nouvelles interventions, en modifie la linéarité (PAVEAU 2017 : 73). On aboutit donc à des interventions complexes où plusieurs plans discursifs s’enchevêtrent et s’enrichissent des apports d’autres dispositifs en créant, de la sorte, un nouveau technodiscours résultant d’une polyphonie éclatée :
Johanne St-Amour Faux pas pour moi ce débat en anglais. Je donne raison à Joseph Facal: « La loi 101 voulait faire du français la langue commune de la vie publique au Québec. En débattant en anglais, nos chefs vont exactement en sens inverse, tout en ne cessant, de l’autre côté de la bouche, de dire qu’il est important d’apprendre le français ! Remarquez que ce n’est que le prolongement de voir le gouvernement du Québec traduire ses documents et offrir des services en anglais sur demande. Pourtant, la seule langue officielle au Québec, c’est le français, comme ne le sait même pas une majorité de nos concitoyens.» https://www.journaldemontreal.com/…/un-bon-colonise…
Le même article est cité par une autre intervenante, ce qui témoigne de la redondance discursive et textuelle dérivant de l’hypertextualité :
Parmi les transformations textuelles et discursives que l’on rencontre fréquemment dans les médias sociaux, l’introduction de vidéos est une stratégie exploitée fréquemment. L’intervention suivante réunit une citation de René Lévesque, fondateur du PQ, et un hyperlien qui renvoie à une vidéo où est abordée l’attitude des immigrants à l’égard de la souveraineté :
3.3. Les commentaires dans Twitter
La dimension technorelationnelle est au premier plan dans Twitter, où chaque commentaire est en relation avec d’autres genres discursifs (que ce soit des articles de la presse, des vidéos, ou d’autres interventions).
Nous avons choisi de mener notre enquête à partir de deux critères, à savoir le syntagme en français « Lisée débat en anglais » et le mot-dièse en anglais #DebateQC. Notre recherche a abouti à un total de 133 tweets (45 dans le premier cas et 88 dans le deuxième). Les tweets relevés à partir du syntagme « Lisée débat en anglais » témoignent d’une polarisation déséquilibrée : en effet, la majorité des interventions (50% environ) sont en faveur de Lisée et de son choix de parler anglais. Il n’empêche que les deux regroupements sont présents et expriment leurs voix que ce soit en faveur ou au détriment de Lisée. Encore une fois, ce sont les arguments déjà relevés au cours de l’analyse des autres supports qui reviennent : d’une part, le choix de l’anglais est considéré comme négatif ; de l’autre, en revanche, on estime que le débat en anglais est utile, ne serait-ce que pour mieux diffuser l’idéologie du séparatisme québécois.
En revanche, il est plus difficile d’obtenir des chiffres précis pour ce qui concerne les tweets obtenus à partir du mot-dièse #DebateQC, car la plupart des interventions concernent davantage les positionnements politiques et non pas le choix de la langue. Il n’en reste pas moins que sur 23 tweets consacrés à la langue, la presque totalité est en faveur du choix de Lisée (seulement un intervenant s’exprime contre ce choix). Cette donnée doit, toutefois, être mise en relation avec la langue maternelle des intervenants, l’anglais. En d’autres termes, le choix de Lisée est particulièrement apprécié par les anglophones :
Par rapport à Facebook, Tweeter est marqué par un éclatement textuel et discursif important aussi bien que par un degré d’interactivité et de techno-écriture élevé. Ce discours hypertextualisé (SIMON, 2015) participe, en outre, de l’élaboration d’un discours polémique de plus en plus relationnel et réticulaire, s’appuyant sur des stratégies différentes. L’emboîtement textuel et l’insertion d’émoticônes figurent parmi les procédés les plus exploités :
Il en va de même pour l’intégration des données statistiques qui servent à renforcer des propos ayant des contours polémiques :
Les frontières entre genres et dispositifs différents deviennent de plus en plus floues. L’enchevêtrement sémiotique permis par les nouveaux dispositifs numériques est de plus en plus exploité par les usagers afin de mieux orienter leur raisonnement. L’extrait suivant n’est que la clôture d’un échange où les intervenants affirment que, contrairement à l’opinion commune, les représentants du PQ ont toujours été bilingues :
Cela permet de s’interroger sur une autre fonction des technodiscours : leur nature relationnelle s’inscrirait, à notre sens, dans un processus de déconstruction des représentations dominantes selon lesquelles le PQ serait un parti soutenu seulement par les partisans du français au détriment de l’anglais. Cette déconstruction résulte d’une énonciation collaborative qui réunit plusieurs énonciateurs dans le même espace :
Dans le tweet suivant, une modalité rhétorique, – qui produit un effet ironique – s’ajoute aux stratégies discursives : l’oxymoron produit par l’emploi des deux adverbes dans les langues qui s’opposent et agencés en forme de chiasme contribue à mettre en relief, tout en le déconstruisant, le stéréotype dominant selon lequel le chef d’un parti souverainiste ne pourrait pas maîtriser l’anglais :
Signalons, pour conclure (même si cette liste est loin d’être exhaustive), l’emploi surabondant des mots-dièses : ceux-ci jouent le rôle de mots-clés permettant de cibler certains sujets et de focaliser l’attention des lecteurs sur certains arguments dont ils permettent une classification :
Un questionnement achevé ?
Loin d’aboutir à des conclusions achevées, les considérations exposées tout au long de cette réflexion permettent de soulever d’autres questionnements, reliés entre eux.
Le premier concerne la relation entre univers numérique et discours polémique. La polémique, Amossy l’a bien démontré, n’aboutit pas au consensus. Les positionnements demeurent dichotomiques, ce qui peut renforcer les fondements socio-culturels et identitaires des Québécois et consolider (ou détruire, selon les cas) certaines représentations au sujet des Québécois, du français québécois et de l’anglais. Néanmoins, il nous semble que l’éclatement dela circulation discursive produit par les dispositifs numériques et l’augmentation de la polyphonie énonciative qui s’ensuit parviennent à dynamiser des représentations statiques préexistantes et à les faire évoluer. Les technodiscours analysés plus haut permettent, en effet, de dépasser l’opposition dichotomique et statique entre anglophones et francophones et font surgir d’autres cas de figure : le Parti Québécois peut inclure les anglophones dans son discours et ceux-ci peuvent soutenir le candidat d’un parti souverainiste.
Le deuxième est, lui aussi, une conséquence directe de l’influence exercée par les technodiscours et concerne le discours polémique qui se déploie autour du choix de Lisée de mener le débat avec les autres chefs de partis en anglais. L’étude de la façon dont le débat se déploie dans des dispositifs différents a permis de constater que, souvent, le discours dépasse l’événement dont il surgit. Autrement dit, d’une part la circulation des discours – d’autant plus important, nous le répétons, qu’elle s’inscrit dans l’univers numérique, nous paraît être l’un des ingrédients principaux de la polémique : c’est en passant d’une voix à l’autre que l’on assiste à la juxtaposition de voix/positionnements différents qui s’affrontent dans une relation polémique. De l’autre, la décision du chef du PQ ne serait qu’un épisode qui s’inscrit dans un cadre plus ample et complexifié par les technologies numériques qui permettent d’en esquisser et modifier les contours de façon immédiate. Or, dans la mesure où les relations controversées entre français – anglais ont des racines historiques, nous posons qu’il existe une polémique générale, que nous proposons d’appeler « hyper-polémique », à l’intérieur de laquelle se situent des polémiques plus circonscrites, qui surgissent à partir de faits particuliers et qui se déploient tour à tour, en rebondissant d’un dispositif à l’autre et en prenant, selon les cas, des dimensions importantes. Les relations entre ces polémiques seraient activées à chaque fois par les sujets lesquels, en tissant des liens interdiscursifs de l’une à l’autre, contribueraient à enrichir le tissu de l’hyper-polémique et sa dimension plurielle.
Enfin, le troisième questionnement porte sur les relations complexes entre univers numérique et discours dominants dans un contexte socio-culturel, historique et politique spécifique. Les technodiscours peuvent être envisagés en tant qu’instrument de diffusion des idées des groupes ayant le pouvoir ou bien en tant qu’instrument dont les citoyens disposent pour accepter ces discours ou pour les réfuter. Doit-on poser qu’ils permettent un bouleversement de la hiérarchie de pouvoir ouvrant la voie à une démocratisation ? En fait, Origgi suggère que le fonctionnement même des médias sociaux s’appuie sur des algorithmes bien définis dont le but est de manipuler les masses, d’orienter leurs points de vue en inhibant la diversification des opinions. La démocratisation ne serait donc qu’apparente et illusoire (ORIGGI, 2018). Il n’en reste pas moins qu’ils contribuent à la diffusion massive d’idées diverses et permettent aux sujets avisés, et en mesure de les interpréter, de forger et/ou de modifier leurs représentations fur et à mesure.
Références bibliographiques
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Sitographie
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Statistique Canada,https://www12.statcan.gc.ca/census-recensement/2016/as-sa/98-200-x/2016011/98-200-x2016011-fra.cfm [consulté le 08/07/2020].
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[1]
https://www12.statcan.gc.ca/census-recensement/2016/as-sa/98-200-x/2016009/98-200-x2016009-fra.cfm(consulté en mars 2020).
[2]
Id.
[3]
https://www12.statcan.gc.ca/census-recensement/2016/as-sa/98-200-x/2016011/98-200-x2016011-fra.cfm (consulté en mars 2020)
[4]
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[5]
https://www12.statcan.gc.ca/census-recensement/2016/as-sa/98-200-x/2016011/98-200-x2016011-fra.cfm (consulté en mars 2020).
[6]
Bouchard, C., La langue et le nombril. Histoire d’une obsession québécoise, op. cit., p. 69.
[7]
Martel, P., “Le français du Québec : statut et corpus. L’époque contemporaine”, in Antoine, G., Cerquiglini, B., Histoire de la langue française, 1945-2000, CNRS éd., Paris, 2000, p. 730.
[8]
Précisons que ce malaise serait loin d’être générique. D’après Corbeil, il résulte de l’enchevêtrement de plusieurs facteurs : le rapport du locuteur individuel à sa langue maternelle ; le rôle de la langue dans la société ; la variation sociale ; la concurrence entre les langues ; la fragilité de la terminologie (Corbeil 2007 : 33- 44).
[9]
Au sujet des enjeux liésà la création de corpus hétérogènes, nous renvoyons à Garric, Longhi, 2012.
[10]
D’après Moirand, les mot-événements réunissent et superposent événements présents et passés et favorisent, de ce fait, la circulation et l’enchevêtrement des discours (MOIRAND 2007 : 56-63).
[11]
La recherche effectuée sur une période plus étendue n’a pas abouti à des résultats intéressants. La polémique semble s’éteindre après le débat. Cependant, cela ne remet pas en cause l’appartenance de cette polémique à la catégorie des « moments discursifs », dans la mesure où les enjeux du conflit français vs anglais au Québec s’étalent sur une échelle plus ample.
[12]
https://www.facebook.com/jflisee/posts/1965001756897587/ (dernière consultation : février 2020).
Per citare questo articolo:
Chiara MOLINARI, « Keep calm and speak… français ou anglais ? Polémique et nouvelles technologies », Repères DoRiF, n. 22 – Corpus, réseaux sociaux, analyse du discours, DoRiF Università, Roma ottobre 2020, https://www.dorif.it/reperes/keep-calm-and-speak-francais-ou-anglais-polemique-et-nouvelles-technologies/
ISSN 2281-3020
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