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Mariangela Albano

 

 

Metaphors We Live By. Pour une approche comparative (français et italien) et épistémique du métalangage de la sémantique cognitive 

 

 

Mariangela Albano
Università di Cagliari


Résumé

La reconstruction d’une « genèse des concepts linguistiques » s’inscrit dans un processus dialectique impliquant la terminologie et les procédures catégorielles de ‘fabrication’ des objets scientifiques (Lavieri 2007). De quelle façon la linguistique pense sa propre traduisibilité ? Comment se (ré)organisent les savoirs linguistiques dans le processus traductif ? Dans cette perspective, il nous semble nécessaire d’analyser les formes d’appropriation et d’utilisation de quelques mots-clés comme, par exemple, « mapping » et « frame » dans les traductions française et italienne du texte Metaphors We Live By (Lakoff et Johnson 1980). Cette étude vise donc à réfléchir sur les procédés méthodologiques adoptés par la linguistique cognitive dans un espace comparatif et épistémologique.

Abstract
Metaphors We Live By. For a comparative (French and Italian) and epistemic approach to the metalanguage of cognitive semantics

The reconstruction of a «genesis of linguistic concepts» falls under the dialectic process implying terminology and the categorial procedures of the ‘fabrication’ of the scientific objects (Lavieri 2007). How does linguistics think of its translatability? How does the linguistic knowledge (re)organize itself in the translation process? From this perspective, it seems us necessary analyzing the appropriation and utilization forms of the keywords such as «mapping» and «frame» in the French and Italian translations of the text Metaphors We Live By (Lakoff and Johnson 1980). This study aims to show the methodological processes adopted by cognitive linguistics in a comparative and epistemological space.


 

1. Introduction

Il arrive, en citant Eco (1980 : 91), que l’histoire de la discussion sur la métaphore puisse être l’histoire d’une série de variations autour d’un nombre pas trop nombreux de tautologies ou, peut-être, autour d’une seule tautologie, telle que « la métaphore est l’artifice permettant de parler métaphoriquement ». Difficile de décrire exhaustivement les approches qui se sont enchaînées au cours des dernières décennies. En effet, il faudrait décrire le passage d’une conception de la métaphore comme « fait linguistique » à une conception comme « fait conceptuel » en observant que le locus métaphorique réside dans les concepts que la métaphore structure (Prandi 1992).

En revanche, dans cette étude, nous tenterons d’observer et de reconstruire, quand il est possible, la traduction et la réorganisation de certains concepts linguistiques au sein de la théorie de la métaphore conceptuelle en France et en Italie. Pour faire cela, nous avons choisi le texte symbole de la métaphore conceptuelle, c’est-à-dire Metaphors We Live By (Lakoff et Johnson 1980) et les deux traductions française (M. de Fornel et J.-J. Lecercle 1985) et italienne (P. Violi 1998) de ce texte.

D’une part, notre analyse porte sur le choix traductif dans la langue cible afin de comprendre son influence sur les concepts adoptés dans le texte source. D’autre part, nous tentons de reconstruire, à l’aide d’une optique comparative, un discours sur la réception de la traduction de certains termes de la théorie de la métaphore conceptuelle au sein de différentes traditions de la théorie du langage en France et en Italie.

Notre article présente deux volets : 1) une présentation générale et contextualisée de l’ouvrage par sa préface ; 2) l’analyse des concepts récurrents en perspective comparative.

2. Metaphors We Live By entre approches et théories

Pour reconstruire ce qu’on appelle en histoire des théories linguistiques l’ « horizon de rétrospection » (Auroux 1992 ; Puech 2006), nous devons faire appel brièvement aux idées dominantes dans Metaphors We Live By.

En 1980 Lakoff et Johnson veulent inaugurer une nouvelle tradition dans le domaine de la métaphorologie et ils reconnaissent leur ennemi en Chomsky et, plus largement, en toute la tradition philosophique occidentale, à partir d’Aristote, imprégnée d’une conception objectiviste qui a limité, à leur avis, la compréhension du langage figuré. La solution proposée par les auteurs est de faire tabula rasa à la manière de Locke pour se libérer de cet objectivisme gnoséologique (Lakoff et Johnson 1980 ; Navarini 2007 ; Albano 2020).

Toutefois, pour construire leur théorie de la métaphore, ils font référence à plusieurs traditions, notamment la théorie des prototypes de Rosch, la family resemblance de Wittgenstein, la psychologie de la Gestalt, la fuzzy theory de Lofti Zadeh, le relativisme linguistique de Sapir, la frame semantics de Fillmore et, en ce qui concerne la métaphore, la théorie de l’interaction de Richards et l’approche de Max Black (Navarini 2007 ; Fortis 2011).

C’est déjà à partir de leur préface que nous pouvons observer le besoin d’annoncer une coupure avec le passé. En effet, les auteurs, jouant sur un double axe de tension sémantique entre la tradition et la nouveauté, deviennent les porteurs de la dernière. Leur parcours interprétatif de l’histoire de la métaphorologie se nourrit de concepts, tels que : évidence, découverte, intuition.

Nous le constatons par exemple dans ces extraits de la préface :

We were brought together by a joint interest in metaphor. Mark had found that most traditional philosophical views permit metaphor little, if any, role in understanding our world and ourselves. George had discovered linguistic evidence showing that metaphor is pervasive in everyday language and thought — evidence that did not fit any contemporary Anglo-American theory of meaning within either linguistics or philosophy. Metaphor has traditionally been viewed in both fields as a matter of peripheral interest. We shared the intuition that it is, instead, a matter of central concern, perhaps the key to giving an adequate account of understanding (Lakoff et Johnson 1980 : ix).[1]

Même si leur préface est située aux marges de la géographie textuelle, les auteurs semblent autorisés de faire une déclaration d’intention visant à définir les frontières de la portée novatrice de leurs réflexions.

À cet égard, il nous semble très intéressant d’observer si les traductions française et italienne installent un discours critique similaire.

Les traducteurs français optent pour des verbes comme constater ou rassembler au lieu de l’angl. « to find », fr. « trouver » et de l’angl. « to discover », fr. « découvrir ». La traductrice italienne préfère maintenir une sémantique de la découverte grâce au verbe it. « scoprire », fr. « découvrir ».

Ce qui nous a réuni, c’est un intérêt commun pour la métaphore. Mark Johnson avait constaté que la plupart des conceptions philosophiques traditionnelles n’accordaient à la métaphore qu’un rôle réduit, et parfois même nul, dans la compréhension du monde et de nous-mêmes. George Lakoff avait rassemblé des données linguistiques montrant que la métaphore joue un rôle capital dans le langage et la pensée de tous les jours – données dont ne pouvait rendre compte aucune des théories anglo-américaines de la signification, ni en linguistique ni en philosophie. Dans ces deux disciplines, on a traditionnellement considéré la métaphore comme un problème d’intérêt mineur. Nous partagions l’intuition qu’il s’agit au contraire d’un problème central, qui fournit peut-être la clé d’une théorie de la compréhension (Lakoff et Johnson 1985 : 7).

Eravamo uniti da un comune interesse per la metafora. Mark aveva scoperto che la maggior parte delle posizioni filosofiche tradizionali riconoscono alla metafora un ruolo molto limitato, o forse inesistente, nella comprensione del nostro mondo e di noi stessi. George aveva scoperto prove linguistiche che mostravano che la metafora è diffusa ovunque nel pensiero e nel linguaggio quotidiano, prove che non corrispondevano a nessuna contemporanea teoria angloamericana del significato né in linguistica né in filosofia. La metafora è stata tradizionalmente considerata in entrambi i settori come una questione di interesse periferico. Noi condividevamo l’intuizione che essa è, invece, una questione di importanza centrale, forse la chiave per dare un’adeguata descrizione della comprensione (Lakoff et Johnson 1990 : 11).

Le dernier paragraphe nous montre le besoin de confirmer un archétype « prométhéique » en nous encourageant à accepter l’idée que la métaphore pourra être la clé pour expliquer la compréhension humaine. C’est dans cette perspective que les traductions nous introduisent à une réception différente du texte de Lakoff et Johnson. La dernière phrase, emblématique pour la compréhension, est traduite d’une manière retentissante en français et plus prudente en italien. Le français nous propose le mot « théorie » en adoptant un point de vue qui déclare ouvertement l’objectif de deux auteurs, c’est-à-dire de proposer une nouvelle théorie de la métaphore. En revanche, l’italien choisit le mot it. « descrizione », fr. « description » pour rendre l’angl. « account ».

Comment expliquer ces choix ? Une description prudente ou une nouvelle théorie ? Il faut observer le parcours qui a défini l’institutionnalisation de l’approche de la métaphore conceptuelle. À cet égard, Fortis (2012 : 6) nous rappelle que les étiquettes « sémantique cognitive » ou « sémantique lexicale cognitiviste » apparaissent en 1989 grâce à la première conférence de linguistique cognitive ayant eu lieu à Duisbourg à l’initiative de René Dirven. Après cela, il y a la constitution de l’International Cognitive Linguistics Association avec sa revue Cognitive Linguistics, dont le premier numéro paraît en 1990. À cela font écho une série d’associations nationales : en Espagne (1998), Finlande et Pologne (2001), Russie, Allemagne et Italie (2004), Corée et France (2005), Grande-Bretagne et Chine (2006), Belgique et Pays-Bas (2008). La sémantique cognitive adopte un point de vue mentaliste, mais elle oriente surtout l’étude du sens vers des questions relatives à l’expérience et à la conscience, en cela elle rejoint la phénoménologie (Neveu 2004 : 264).

La France et l’Italie ont accueilli de manière différente la sémantique cognitive. En France, la linguistique cognitive « semble par sa dénomination se poser en représentante exclusive de la question du rapport langage/cognition, à la fois en tant que discipline et en tant qu’ensemble paradigmatique singularisé » (Bottineau 2010 : 2). Il arrive alors que la sémantique cognitive antigénérativiste d’origine nord-américaine ne puisse pas répondre aux attentes des linguistes français qui semblent plus intéressés à des théories reposant sur la question cognitive, telles que :  la psychomécanique du langage de Gustave Guillaume, la théorie des opérations prédicatives et énonciatives d’Antoine Culioli, la grammaire métaopérationnelle ou théorie des phases d’Henri Adamczewski, la polyphonie d’Oswald Ducrot et al., la théorie des relations interlocutives de Catherine Douay et Daniel Roulland, la sémantique générale de Bernard Pottier, la neurosémantique épistémique de Maurice Toussaint, la praxématique de Lafont, et bien d’autres comme Desclés ou Rastier et, bien sûr, Ricœur.

Par conséquent, au sein de ce panorama très vaste, traduire « théorie de la compréhension » pourrait sembler un choix adéquat pour ne pas risquer de rendre invisible cette approche.

Dans le cas de l’Italie, la situation est plus compliquée. La traduction n’apparaît qu’en 1998 : dix-huit ans en retard par rapport à la publication du livre. Cela dépend de plusieurs facteurs : une génération de linguistes fragmentée entre la dialectologie, la linguistique historique et structurelle et la citadelle du générativisme syntactocentré ; en deuxième lieu, la crainte ou le refus d’être assimilés à ce que l’on entend par « sémantique cognitive » dans le contexte nord-américain (Gaeta et Luraghi 2003 ; Navarini 2007) ou encore à une tradition métaphorologique qu’on peut faire remonter à la période baroque d’Emanuele Tesauro et Giambattista Marino, à Giambattista Vico jusqu’à arriver à une période plus récente avec Eco (1984) et avec Prandi (1987 et 1992) et leur exaltation de la fonction de la métaphore comme outil de la connaissance.[2]

Dans ce contexte, le fait de choisir une traduction comme « description » nous révèle une tendance à être cohérents avec les recherches sur le terrain italien.

En tout cas, les deux situations, italienne et française, traduisent au niveau international un symptôme commun, c’est-à-dire, un nombre inférieur de la production de travaux en sémantique cognitive par rapport aux publications de collègues européens et, plus en général, internationaux (Geeraerts 2006).

3. Traduire des concepts, traduire des idées

On ne s’attardera pas ici à présenter un recensement détaillé de tous les concepts présentés au sein du livre Metaphors We Live By dont la lecture serait de peu d’intérêt. En revanche, nous essayons ici d’observer des mots et des verbes récurrents au sein de la théorie de la métaphore conceptuelle, tels que : « framework », « to frame », « frame », « mapping », « to map », « embodied ».

Le mot angl. « frame » a plusieurs significations : « cadre » (1. a border or case for enclosing a picture, mirror), « charpente », « encadrement d’une porte» ou « cadre d’un vélo » (2. a rigid structure formed of relatively slender pieces, joined so as to surround sizable empty spaces or nonstructural panels, and generally used as a major support in building or engineering works, machinery, furniture),  « corps » (3. a body, especially a human body, with reference to its size or build) et, finalement, « monture » et « photogramme » (Oxford Learner’s Dictionaries 2023).

Ce mot se retrouve déjà dans la réception de la sociologie de Goffmann avec sa théorie du « frame » et, en sémantique, avec la théorie de la sémantique des cadres de Fillmore en 1976 et également dans la théorie interactionniste de la métaphore de Max Black.

Ce dernier appelle « frame » (cadre) et « focus » (foyer) les deux termes reliés au sein d’une métaphore. L’apport le plus intéressant de cette conception concerne l’attention sur le contexte, en citant Gardes Tamine (2011 : 62), « d’une certaine façon sur la syntaxe, même si Black se limite au cadre prédicatif en ‘être’ ».

En revanche, Fillmore est proche du concept de « frame » qui sera utilisé par Lakoff et Johnson. Au début (années 1968 et 1969) le mot dénote le rôle actanciel ou la structure casuelle, en 1982 Fillmore élargit la notion de « frame » au sein de la sémantique lexicale et en affirmant que ce cadre est « la formation conceptuelle permettant d’interpréter un item » (Fortis 2012 : 7).

Chez Lakoff et Johnson, le mot « frame » est utilisé de manière multiple : « frame », « conceptual frame », « framework », « frame elements », « complex frame », « simple frame ». Ces notions rentrent dans la définition de « frame » comme schéma cognitif de base qui est inclus dans un « modèle cognitif idéalisé déterminé ou ICMs » (Lakoff 1982 ; Lakoff 1987 : 70).

Il est évident qu’avec Lakoff et Johnson nous assistons à la première tentative d’adapter en linguistique la théorie du prototype de Rosch (Fortis 2012 : 8).

Le mot « frame » et toutes ces dérivations sont traduites de manière différente en français et en italien. Nous pouvons l’observer dans les cas suivants :

Numéro 1.

Objectively speaking, however, there are many possible frameworks for spatial orientation, including Cartesian coordinates, that don’t in themselves have up-down orientation (Lakoff et Johnson 1980 : 57).

D’un point de vue objectif, il existe pourtant beaucoup d’autres cadres possible pour l’orientation spatial, par exemple les coordonnées cartésiennes qui en elles-mêmes n’ont pas d’orientation haut-bas (Lakoff et Johnson 1985 : 65).

Obiettivamente, tuttavia, vi sono molte altre possibili forme per l’orientamento spaziale, incluse le coordinate cartesiane, che non hanno in se stesse un orientamento su-giù (Lakoff et Johnson 1998 : 77-78).

 

Numéro 2.

Political and economic ideologies are framed in metaphorical terms (Lakoff et Johsnon1980 : 237).

Les idéologies politiques et économiques sont formulées en termes métaphoriques (Lakoff et Johnson 1985 : 248).

Le ideologie politiche ed economiche sono inquadrate in termini metaforici (Lakoff et Johnson 1998 : 289).

 

Numéro 3.

What objectivism misses is the fact that understanding, and therefore truth, is necessarily relative to our cultural conceptual systems and that it cannot be framed in any absolute or neutral conceptual system (Lakoff et Johnson 1980 : 194).

L’objectivisme oublie que la compréhension, et par conséquent la vérité, sont nécessairement dépendantes de nos systèmes conceptuels culturels et qu’elles ne peuvent pas être exprimées dans un système absolu et neutre (Lakoff et Johnson 1985 : 205).

Ciò che l’oggettivismo non considera è che la comprensione, e quindi la verità, è necessariamente relativa ai nostri sistemi concettuali e culturali e che non può essere inquadrata in nessun sistema concettuale assoluto o neutrale (Lakoff et Johnson 1998 : 237).

 

Le premier exemple montre le cas du mot angl. « framework », fr. « structure/cadre » traduit par le français « cadre » et par l’it. « forma », fr. « forme ». Le texte français nous révèle déjà une certaine cohérence avec la tradition précédente qui a traduit la théorie de Fillmore par « la théorie des cadres ». En revanche, la traductrice italienne choisit un mot plus abstrait comme « forme » pouvant accueillir plusieurs sens même en laissant, au niveau sémantique, un concept de fixité.

En ce qui concerne le verbe angl. « to frame », fr. « encadrer/formuler/construire », nous pouvons observer qu’il est traduit par l’it. « inquadrare », fr. « encadrer » dans les deux cas pris en considération. En français, nous pouvons observer que les traducteurs choisissent les verbes au passif « être formulé » et « être exprimé », plus proches d’une approche énonciative de la langue que d’un transfert conceptuel.

Le nombre de mots comme « frame », « to frame », « framework » semble être limité dans Metaphors We Live By même si, au sein de ce texte, les auteurs commencent déjà à traiter la question des « ICMs » ou bien des schémas cognitifs.

Toutefois, pour retrouver une entière famille de termes liés au mot « frame », il faut attendre le livre publié en 1999 Philosophy in the Flesh : the Embodied Mind and its Challenge to Western Thought, livre qui ne sera traduit ni en français ni en italien. Ainsi, nous avons consulté des publications traitant la sémantique cognitive de Lakoff et Johnson et nous avons constaté que, dans la majorité de cas, le terme « frame » est traduit par « cadre » en français (Fuchs et Le Goffic 1975). En revanche, en italien la traduction de ce terme n’est pas univoque (Navarini 2007 : 52) et nous assistons à des traductions allant du mot it. « formato », fr. « format » jusqu’aux verbes comme l’it. « mettere a fuoco/infuocare », fr. « mettre au point », l’it. « inquadrare », fr. « encadrer/cadrer » ou l’it. « marcare », fr. « marquer ».

La posture des traducteurs-linguistes nous semble similaire dans les deux langues. En effet, ils cherchent à respecter et à être cohérents avec les choix de leurs prédécesseurs qui ont traduit Fillmore.  Toutefois, il faut ajouter qu’en choisissant le mot français « cadre » et, par conséquent, le verbe « encadrer » les traducteurs décident de créer une frontière avec un mot comme « structure » qui représente le mot-vedette de la longue histoire du structuralisme en France.

En ce qui concerne le mot « mapping », fr. « cartographie », « correspondance » ou le verbe « to map », nous n’avons pas trouvé d’exemples significatifs à l’intérieur du texte Metaphors We Live By. Un cas isolé est le suivant :

Richard Montague (1974) claimed to have provided a “universal grammar” that would map natural languages onto such a universally applicable formal language (Lakoff et Johnson 1980 : 203).

Richard Montague (1974) a affirmé avoir élaboré une « grammaire universelle » capable de traduire les langues naturelles dans un tel langage formel universellement applicable (Lakoff et Johnson 1985: 215).

Richard Montague (1974) sostenne di aver costruito una « grammatica universale » in grado di rappresentare i linguaggi naturali in un tale linguaggio formale universalmente applicabile (Lakoff et Johnson 1998 : 248).

Le français traduit le verbe « to map » par le verbe « traduire » et l’italien par « représenter ». Toutefois, les deux propositions s’éloignent du mot « mapping ».

En Italie, le mot est encore peu traduit. Tantôt, on retrouve la traduction « mappatura » ; tantôt, on opte pour une transcription. En France, le mot est traduit par « correspondances » et jamais par « mappage ».

Le cas qui nous semble intéressant est la traduction de l’adjectif « embodied », fr. « incarné ». C’est un des termes de la sémantique cognitive qui s’oppose à Chomsky. Cette deuxième génération cognitiviste (années 1970) reconsidère le caractère corporel et imaginatif de la compréhension et du raisonnement de manière similaire à la phénoménologie (Casonato et al. 2001 ; Albano 2020). Nous le retrouvons plusieurs fois au sein de Metaphors We Live By.

 

Numéro 1.

Meaning is Disembodied. In the objectivist view, objective meaning is not meaning to anyone. Expressions in a natural language can be said to have objective meaning only if that meaning is independent of anything human beings do, either in speaking or in acting. That is, meaning must be disembodied (Lakoff et Johnson 1980 : 199).

La signification est désincarnée. Dans l’approche objectiviste, la signification objective n’est pas une signification pour un sujet. On dit que les expressions d’une langue naturelle possèdent une signification objective seulement dans la mesure où cette signification est indépendante de tout ce que peuvent faire les êtres humains, soit en parlant, soit en agissant. Autrement dit, la signification doit être désincarnée (Lakoff et Johnson 1985 : 211).

Il significato è autonomo. Dal punto di vista oggettivista, il significato oggettivo non è un significato per qualcuno. Si può dire che le espressioni in un linguaggio naturale hanno un significato oggettivo solo se quel significato è indipendente da qualunque cosa facciano gli esseri umani, sia parlando che agendo. Cioè il significato deve essere autonomo (Lakoff et Johnson 1998 : 244).

Numéro 2.

The conceptual structure is grounded in physical and cultural experience, as are the conventional metaphors. Meaning, therefore, is never disembodied or objective and is always grounded in the acquisition and use of a conceptual system. Moreover, truth is always given relative to a conceptual system and the metaphors that structure it. Truth is therefore not absolute or objective but is based on understanding (Lakoff et Johnson 1980 : 197).

La structure conceptuelle est fondée sur notre expérience physique et culturelle ; il en est de même des métaphores conventionnelles. La signification, par conséquent, n’est jamais désincarnée ou objective et elle repose toujours sur notre acquisition et notre utilisation d’un système conceptuel. De plus, la vérité est déterminée relativement à un système conceptuel et aux métaphores qui le structurent : elle n’est donc pas absolue ou objective mais fondée sur la compréhension (Lakoff et Johnson 1985 : 209).

La struttura concettuale è basata nell’esperienza fisica e culturale, come sono le metafore convenzionali. Il significato quindi non è mai autonomo o oggettivo ed è sempre basato sull’acquisizione e sull’uso di un sistema concettuale. Inoltre la verità è sempre data relativamente a un sistema concettuale e alle metafore che lo strutturano. La verità quindi non è assoluta o oggettiva, ma è basata sulla comprensione (Lakoff et Johnson 1998 : 241).

Les deux cas précédents témoignent d’une posture différente dans le choix traductif de l’environnement linguistique français et italien. Le premier extrait est une critique que Lakoff et Johnson font à Frege, alors que, le deuxième représente le besoin de reconfirmer les paradigmes de leur approche. Le français traduit littéralement le mot « disembodied » et tente de proposer le même débat présenté par les auteurs. En italien, par contre, nous constatons que la traductrice a préféré omettre un adjectif fort au niveau épistémologique comme « disincarnato » en optant pour « autonome », forme plus prudente mais moins explicite. La motivation de ce choix reste inexpliquée mais nous pouvons supposer que la tradition philosophique italienne reste plus timide envers les fascinations d’une gnoséologie cartésienne.

4. Conclusion

La traduisibilité des concepts concernant la sémantique cognitive, de deuxième (seconde moitié des années 1970) et de troisième générations (années 1990), s’avère encore aujourd’hui difficile. La majorité des concepts comme « blending » ou « mapping » reste non traduite ou traduite de manière partielle.

Un syndrome de l’anagnorisis a investi les linguistes français et italiens qui voient dans l’approche de la sémantique cognitive des identités plurielles, des origines diversifiées et qui tentent de retracer les origines d’une métaphore incarnée.

Comme il arrive que la description puisse inventer l’objet, l’étude de la traduction des théories linguistiques peut représenter, en citant Lavieri (2010 : 138), « une modalité d’analyse et d’interprétation des formes d’appropriation [des théories linguistiques] » en abordant une épistémologie de la linguistique en tant que « constat du mode de production de ses concepts » (Kristeva 1971 : 11).

C’est ainsi que la traduction peut conduire les linguistes à s’interroger sur des nouvelles correspondances et donner lieu à des phénomènes comme des comparaisons ou à des théorisations nouvelles. Nous pouvons observer des cas de comparaison dans la mise en parallèle entre la psychomécanique et la linguistique cognitive (Bres et al. 2007 ; Gautier et Verjans 2014), entre Rosch et Lakoff (Kleiber 2002) ou entre Lakoff et Vico (Navarini 2007). En revanche, les théorisations de Kövecses (2002), de Langlotz (2006) et de Rossi (2015) sont des exemples des innovations théoriques.

Dans ce contexte, la posture de l’historien des savoirs linguistiques doit nécessairement être relativiste car, comme nous le rappellent Colombat, Fournier et Puech (2010 : 240), « les théories sur le langage et sur les langues, les concepts qu’elles mettent en œuvre, les faits qu’elles tentent d’expliquer ou au moins de représenter, sont de nature essentiellement historique ». Cela signifie que les concepts de la sémantique cognitive et la traduction de ces concepts sont plongés dans le milieu historique où ils circulent et, par conséquent, Metaphors We Live By et ses réceptions doivent être lus avec un regard relativiste.

 

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[1] Ma traduction : « Ce qui nous a réuni, c’est un intérêt commun pour la métaphore. Mark avait constaté que la plupart des conceptions philosophiques traditionnelles n’accordaient que peu ou pas de rôle à la métaphore, dans la compréhension de notre monde et de nous-mêmes. George Lakoff avait découvert des preuves linguistiques montrant que la métaphore est omniprésente dans le langage et la pensée de tous les jours – des preuves qui ne correspondaient à aucune théorie anglo-américaine contemporaine de la signification, que ce soit en linguistique ou en philosophie. La métaphore a traditionnellement été considérée dans les deux domaines comme une question d’intérêt périphérique. Nous avons partagé l’intuition qu’il s’agit plutôt d’une préoccupation centrale, peut-être la clé d’une prise en compte adéquate de la compréhension ».

[2] Nous rappelons ici que la voix la plus intéressante dans la réflexion autour de la métaphore des années 90, à savoir Michele Prandi, était quasiment ignorée en Italie. Le théoricien a écrit deux volumes concernant la métaphorologie, notamment Sémantique du contresens (1987) et Grammaire philosophique des tropes (1992). Cela n’est pas un hasard que son premier éditeur était une maison d’édition française (Les éditions de Minuit). Par la suite, quand Michele Prandi a commencé à être connu en Italie, il a souvent été associé – à tort – au cognitivisme, à cause de l’importance qu’il accordait à la composante conceptuelle et cognitive.

 


Per citare questo articolo:

Mariangela ALBANO, « Metaphors We Live By. Pour une approche comparative (français et italien) et épistémique du métalangage de la sémantique cognitive », Repères DoRiF, numéro hors-série Varia, DoRiF Università, Roma, febbraio 2024, https://www.dorif.it/reperes/mariangela-albano-metaphors-we-live-by-pour-une-approche-comparative-francais-et-italien-et-epistemique-du-metalangage-de-la-semantique-cognitive/

ISSN 2281-3020

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